Raisons de voir Au Boulot! film-manifeste de François Ruffin et Gilles Perret

Le samedi 26 octobre, le Diago accueillait une avant-première du nouveau film documentaire du couple Perret/Ruffin. Ayant beaucoup apprécié Debout les femmes !, nous y sommes allés. Conclusions : il n’est pas simple d’écrire dans le noir sur un carnet ; c’est un très bon film, qui pose plusieurs questions (cinéphiliques).

Résumé

On le trouve en mille lieux du web, au milieu de polémiques stériles et bouffonnes – dont un appel au boycott éligible à une anthologie de la sottise apparatchik1.

L’aube, la porte et la route : motifs de la quête française

Ça tourne, ça roule. Dans l’axe du parebrise et du bitume, ou, à l’orthogonale du mouvement avec le rétro dans le corner gauche : les deux plans classiques du défilé de route ponctuent le film, occasionnant des interludes musicaux d’autant plus marquants que la bande-son du film est discrète : pour l’essentiel, elle est faite de voix (ou, dans les deux moments lyriques du film, de voix chantantes). La caméra, donc, prend la route en direction de différents lieudits2 de différentes régions (le nord ouvrier, le Morvan agricole, la banlieue parisienne laborieuse…). Chaque étape est celle d’un nouveau seuil (de porte).

Le motif de l’entrée et des salutations d’accueil construit très vite un imaginaire de la diagonale du lien social (jouant avec les règles du genre de l’enquête télévisuelle, si bien parodiés par les Inconnus). Si, dans Au boulot!, on sillonne pas mal, ce n’est pas à toute heure. C’est souvent aux premières, dont la caméra capte les lumières d’entre chien et loup, pour les confronter à celles blafardes du travail laborieux ou malaisantes du monde du luxe. On est au contact de la France qui se lève (très) tôt.

Tôt dans le voyage, au milieu de tickets de turf, François Ruffin indique à Sarah Saldmann qu’il ne veut pas (se limiter à) lui faire faire du tourisme social.

La construction du film prend pourtant la forme d’une succession de tableaux, situés dans des lieux pittoresques (dignes d’être représentés) : le chantier d’insertion, la ferme, le camion du livreur, l’usine de maquereaux fumés, le bar-tabac PMU, le vestiaire du club de foot féminin, la cuisine étroite de la brasserie picarde, le logement exigu du vieux monsieur malade. Ces lieux pourraient être pittoresques au sens du romantisme du XIXe siècle, de la photographie documentaire sociale du XXe siècle3 ou des séries policières de l’ORTF à but pédagogique4, mais la caméra, humble, prend le parti de ne pas les esthétiser : il ne s’agit pas d’en faire des lieux de l’héroisme ou de l’oppression. Il ne s’agit pas d’en souligner un exotisme de mauvais aloi (quoi de moins exotique pour un travailleur que son lieu de travail). Les plans très larges ou très serrés sont rares. Les plongées ne sont jamais gratuites. Les parties du corps, dont les travailleurs parlent beaucoup, ne sont pas détaillées. Même les regards – c’est pourtant un film sur le regard des uns sur les autres – sont pris à distance raisonnable, c’est-à-dire à la distance d’un dialogue respectueux. Il ne s’agit pas de faire du lyrisme ou du chirurgical. Il s’agit de saisir des gens dans leur environnement. Il s’agit de gens5., c’est-à-dire de personnages.

Transmutation des gens en personnages : la force du cinéma documentaire

« Non, mais elle surjoue, là, non ? »

« J’avais envie de la baffer. »

‘Elle est juste insupportable. »

Etc.

Dans l’escalier du Diago, et sur le trottoir de la rue de Verdun, ça persifflait dru et unilatéral. On peut aisément le comprendre. Pourtant les excès grotesques, les marques de déconnexion et jusqu’à la volonté de bien faire de Sarah Saldmann sont un des ressorts cinématographiques majeurs du film. Pour leurs effets alternativement comiques, repoussoirs et sympathiques. Parce que le contraste fascine. Parce que l’incongruité construite du choc des mondes (Jonathan Swift, Montesquieu, Mars Attacks!) aiguillonne l’attention.

Faut-il le dire ? La Sarah Saldmann du film n’est pas Sarah Saldmann. Elle ne peut pas l’être. Elle est nécessairement plus que Sarah Saldmann : elle est le personnage de Sarah Saldmann joué à son insu par Sarah Saldmann. Si cela ne vous parle pas, c’est que vous n’êtes pas familier du genre. Cet effet, qui ne se produit dans aucun autre art – pas même dans les nouvelles d’Isaac Bashevi Singer ou les romans de Paul Auster, où pourtant la frontière du réel est brouillée comme les oeufs : en les remuant avec système et douceur – est au cœur de la mécanique du cinéma documentaire6. Sarah Saldmann ne peut pas ne pas assumer, autrement dit surjouer (honnêtement, et sans intention de mentir) les défauts pour lesquels elle a été recrutée : ceux des grands parvenus de la génération insta, des ultra-riches qui réalisent en toute bonne foi la jonction de la réaction violente façon Bolloré, du consumérisme d’apparat façon Champs Élysées, et d’une rigoureuse inaptitude au décentrement, et qui sont en cela, enfin et hélas, par défaut partagé d’éducation et de culture, dans un continuum de valeurs important avec une grande partie de notre génération (tous milieux confondus7).

Ce qui vaut pour Sarah Saldmann vaut pour les autres personnages8.

Un film émouvant ? Limites du carnaval, puissance de la magie

C’est pourquoi je suis moins ému par les scènes qui tendent (un petit peu) vers le pathétique, qu’enthousiasmé par le bouillonnement d’ensemble. Une crise de larmes et des embrassades spontanées entre Sarah Saldmann et une auxiliaire de vie à domicile n’ont absolument rien de bluffant dans un film documentaire. Nul ne peut douter de leur sincérité, de la spontanéité des deux personnes émues aux larmes9. Mais sans la caméra, sans plus largement le dispositif de production artistique qui est à l »œuvre, elles n’auraient pas eu lieu. En sont-elles moins vraies ? Non. Moins vraisemblables ? Peut-être. Moins émouvantes ? Pour moi, oui. Cette médiatisation artistique, chez moi, pose sur l’affect de tristesse le voile de sourdine qui recouvre ce qui parait convenu. Il est possible que chez certains, par exemple des spectateurs qui n’auraient plus depuis longtemps discuté avec des gens dans la galère, la scène produise un affect mimétique, et les émeuve. Il est plus probable encore qu’une autre auxiliaire de vie, présente dans la salle, qui verrait l’auxiliaire de vie pleurer et faire pleurer une starlette, soit également émue10. Il est également certain que ma compagne a versé des larmes. Devant un écran nous faisons communauté, dans la diversité.

La parole des travailleurs en réinsertion qui évoquent leur dépression passée et leur dignité en voie de recouvrement ; celle des gamins de la cité qui enchainent les boulots d’intérim et n’ont à la bouche que le mot stabilité ; la force modeste du cuisinier afghan qui a traversé dix pays m’ont touché. Mais elles m’ont moins ému que captivé. Être captivé, c’est que j’attends du cinéma. Être captivé, c’est, dans un monde de distraction généralisée et organisée, être convaincu de consentir librement toute mon attention à un objet. Si la production de cet objet captivant a pour fin un projet de transformation sociale, je n’ai rien contre, bien au contraire.

Or ce qui captive tout le monde, ici, c’est le carnaval pacifique, c’est plus largement l’oxymore11, c’est l’inversion « bon enfant » du rapport de domination sociale, le tout porté par un montage impeccable au service d’un rythme narratif enjoué. Ruffin et Perret ont le talent de l’opérer avec une forte de tendresse ou de bonhomie (sincères ou non, cela est indifférent et – sauf à les connaître – inconnaissable). Quand Ruffin milite pour « une réinsertion sociale des riches », qui ne sourit pas ? Voilà un cinéma qui, voulant dans une certaine mesure opérer par-delà les classes et clivages, travaille contre les clivages au dépassement des classes. Pour un petit bourgeois vaguement intello comme moi, c’est bien.

Bien sûr le carnaval a ses limites. D’abord il est réputé consolider l’ordre social. A cela on répondra que le film, qui se situe moins dans le registre de la subversion que de la conversion (de Sarah Saldmann, en partie réussie12 ; du spectateur, fictive quand elle est gagnée d’avance), répond sans doute à l’injonction de Samuel Beckett, citée au sujet du cinéma documentaire par Eric Baudelaire, d’accommoder le désordre :

« Ce qui m’importe dans la formulation de Beckett (…) c’est qu’elle ne dit pas que la tâche de l’artiste est de révéler le désordre ou déconstruire le désordre (…). Beckett parle d’un besoin de l’accommoder au sein d’une forme, afin que nous puissions penser de nouveaux rapports avec lui. (…) Penser au réel aujourd’hui et plus spécifiquement à travers un cinéma qui cherche de nouvelles formes pour l’accommoder me rappelle que ce qui est resté important pour moi au fil des années c’est qu’une forme peut créer une communauté de circonstance. Une communauté qui existe à cause de la forme, une communauté pour penser les problèmes que pose le réel observé. Ce qui importe, c’est d’éprouver une sensation ensemble.13« 

Ensuite, contrairement à la danse macabre (œcuménique), le carnaval est binaire. L’opposition d’un « nous » et des « riches », bien que corroborée par l’évolution socio-économique des 40 dernières années, caricature un monde social que caractérise (encore un peu) mille nuances ou degrés dont il est fait fi. Certains de mes proches pourraient s’en sentir exclus. C’est ici que la posture de Ruffin (autrement dit : du personnage de Ruffin dans le film) est bienvenue.

Narrateur, intercesseur : le problème Ruffin et le manifeste politique

Ils sont dans une tranchée. On installe la fibre. Mais cette fois c’est Ruffin (le personnage) qui a endossé les habits du travailleur. A cet endroit, j’aurais une raison précise de claquer la porte du cinéma en marmonnant. Cette raison est le souvenir d’avoir vu, à Caracas, il y a vingt ans, un écran se brouiller (pas comme les œufs, mais avec la neige : ce symbole du piratage qui a survécu à la télévision hertzienne) pour laisser place à un clip présenté explicitement sous les auspices du « ministerio de la propaganda ». On y voyait Hugo Chavez successivement déguisé en infirmier visitant les malades, en agriculteur travaillant dans les champs, etc, et bien sûr en ouvrier de l’ingénierie civile. C’était, dans mon esprit, aussi odieux et ridicule que la wish-list grand-bourgeoise du téléphone de Sarah Saldmann. Mais voilà, Ruffin n’y arrive pas, à réaliser la jonction des câbles. Et tout le monde autour de lui, y compris Sarah Saldmann, de le conseiller et de le taquiner. Perret et Ruffin mettent en scène Ruffin dans l’incapacité de cette tâche laborieuse. Ruffin a le bon goût de ne pas se complaire dans un « nous » populiste, pour l’opposer à un « eux » réducteur (les riches, qui seraient tous, par exemple, comme Sarah Saldmann, incapables de reconnaître des navets dans une cagette).

Certes le personnage de Ruffin, comme tout personnage du film, est joué par lui-même. Mais parce qu’il est aussi un des co-auteurs du film, son jeu est plus anticipé, plus écrit, plus maîtrisé (et jouit certainement d’une attention accrue dans la post-prod). Dans le cinéma documentaire, voir l’auteur laisser la caméra à un assistant réalisateur (ici un co-auteur) pour entrer dans le champ n’est pas si courant. Wiseman, Depardon, Marker, etc, ne sont pas acteurs de leurs films documentaires. Ils prétendent s’effacer du réel qu’ils construisent en le cadrant. Il y a bien sûr un immense précédent : Michael Moore. Mais Ruffin n’en prend ni l’exubérance, ni la truculence. Il ne joue pas au fou du Roi. Alors, dans Au boulot!, qui est-il ?

Le personnage de Ruffin dans Au Boulot! est celui d’un médiateur, voire, dans la finale qu’on ne dévoile pas ici, d’un intercesseur. Il parle à tout le monde (y compris, en aparté, aux spectateurs, ou à son comparse Gilles Perret), écoute, taquine, récapitule le propos, met en relation. C’est par exemple grâce à Ruffin que j’ai découvert Sarah Saldmann !

Samedi soir, après la projection, l’homme politique François Ruffin a dit à un spectateur qui l’interrogeait (ou plutôt le critiquait) sur une question de positionnement politique que ce film est pour lui un manifeste politique. Comme spectateur, je peux y souscrire, dans la mesure où j’y vois le manifeste d’une parole suscitée, organisée, partagée, dans un orchestre qui fait la part belle, non pas aux marginaux (on n’en croise aucun, dans le film), mais aux travailleurs précaires, c’est-à-dire – face aux préjugés immondes du plateau des Grandes gueules – aux gueules cassées de notre société d’opulence.

Bravo

Au risque qu’une presse locale en panne d’inspiration ne dénonce mes rêves de grand soir (de cette blague, jamais je ne me lasserai), je reconnais une franche admiration pour ce travail très particulier. Le film, bon, n’ambitionne à aucun moment d’être un chef d’œuvre de cinéphilie14 . Mais le format et sa production sont une manière originale, inventive et pertinente d’essayer de faire bouger des lignes. Je souhaite franchement à ce film d’être vu. Si la notoriété de Sarah Saldmann, ou si des salles des fêtes en terres FN, pouvaient l’aider à sortir d’un contexte de discours épidictique15, ce serait formidable. S’il sert les ambitions politiques personnelles de François Ruffin, cela m’est plutôt indifférent – à ceci près que le cinéma documentaire humaniste étant à égale distance du tweet polémique ou insidieux, et du discours-fleuve tribunitien et antagoniste, je me réjouis qu’un militant s’en empare encore.

L’archive audiovisuelle suivante – pour le coup, un classique de la démagogie bonhomme – peut aussi vous détendre.

  1. Anthologie où l’on retrouverait également quelques déclarations de Sarah Saldmann sur divers plateaux télévisuels de la nouvelle extrême-droite française. ↩︎
  2. Hors générique, les toponymes sont les seuls inserts de l’image. ↩︎
  3. Jeannine Niepce, Marie-Paule Nègre… ↩︎
  4. Bon sang, mais c’est bien sûr. ↩︎
  5. Le traitement visuel et sonore des salons très amples du Plaza Athénée et du très laid show-room de haute couture sont en revanche différents, bien moins neutres. Ici le ridicule des corps ostentatoires, le caractère intimidant du lieu sur la caméra ou sur François Ruffin est perceptible, etc. ↩︎
  6. Je l’ai découvert pour la première fois vers 25 ans, quand un colocataire ingénieur en bâtiment promis à une reconversion vigneronne m’a fait découvrir Mondovino de Jonathan Nossiter. Dans Mondovino, tout le monde est invraisemblable, improbable, quasi fantastique. Et tout le monde est réel. ↩︎
  7. Ce qui me fait penser que c’est un film sur la bêtise universelle et les bulles de perception, au moins encore que sur le mépris de classe. ↩︎
  8. A ceci près que Sarah Saldmann, du fait de ses deux occupations professionnelles (avocate, chroniqueuse sur des plateaux d’infotainment), a nécessairement dû développer des dispositions pour la représentation que le film, ici, vient activer. Un seul autre personnage du film est dans la même situation : François Ruffin. ↩︎
  9. Nul ne doute non plus que l’aide-soignante connaisse régulièrement, hors caméra, des moments d’épuisement. Et nul ne connait rien (ni ne souhaite rien connaître) de la psychologie de Sarah Saldmann. ↩︎
  10. Moins par mimétisme que 1° pour l’accès à la dignité d’être représentée, 2° pour le bonheur d’être reconnue dans ses larmes par une starlette. ↩︎
  11. Carnaval pacifique est un oxymore. ↩︎
  12. Sur ce point de vue, les propos pessimistes de Ruffin et Perret, tant à la fin du film, qu’après la projection me semblent démentis par certaines scènes du film, et par certaines interventions de Sarah Saldmann dans les médias. ↩︎
  13. Eric Baudelaire, dans André Picard (dir.), Qu’est-ce que le réel ?, p. 19-20 ↩︎
  14. Comme dirait une jeune fille de mon entourage (19 ans), ce n’est pas le Conte de Monte-Christo. Variante plus perso : ce n’est pas Les enfants du paradis, Le bon, la brute et le truand (1966), John MacCabe (1971), Paris, Texas (1984), Bagdad Café (1983), Dead Man (1995), Prima la Vita, ↩︎
  15. Le discours épidictique est celui qu’on adresse à ceux qui sont déjà convaincus, pour renforcer leur adhésion au socle de valeurs, en prévision du moment où il sera attaqué. ↩︎

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