Prendre ses responsabilités ou une bonne tasse de thé ?

Fun fact : une recherche dans quelques grandes bases d’images de bibliothèques et musées révèle une certaine rareté de l’iconographie de la responsabilité, du moins dans le domaine des images accessibles. La substitution par une théière n’est pas évidente, mais elle est expérimentée.

Le ridicule ne tue pas

Tel qui s’interroge quant à la probabilité qu’il soit pertinent de, ou tout du moins laisse entendre qu’il n’exclut pas complètement de se proposer de prendre un peu plus de pouvoir, voire le pouvoir tout court, affirme le considérer en raison d’un impératif moral, celui de prendre ses responsabilités. « Je saurai, concède-t-il avec la dignité qui sied à l’énoncé, prendre mes responsabilités ».

Notons d’emblée qu’un exigeant background éthique semble commander cette ferme résolution, et que ce background n’apparait pas ici kantien (il ne s’agit heureusement pas d’un impératif catégorique, sinon tout le monde, y compris vous et moi et le beau-frère du journaliste, devrait impérativement et toutes affaires cessantes prendre ses responsabilités et emménager à Matignon) mais utilitariste, la détermination de l’obligation morale se justifiant par une analyse courageuse et objective du contexte, et par l’évaluation que l’acte contrit de se proposer comme premier ministre est celui qui maximisera le plaisir et minimisera le malheur de tous, si bien qu’il s’impose à soi comme l’acte bon, le seul, en vertu de ses conséquences. Pas de bol.

Tel autre, qui observe non sans un légitime agacement que tout le monde n’est pas d’accord avec lui (situation qui lui est aussi insupportable que l’est le refus de votre ado de ranger sa chambre), appelle non pas tout le monde, mais chacun, à « prendre ses responsabilités ». La coloration de l’arrière-plan a viré de l’utilitarisme à la déontologie (kantienne), étant peu ou prou entendu que nous avons tous le devoir de « prendre nos responsabilités ». Parce que ça suffit, maintenant.

Il est rare qu’un journaliste pose alors la seule question qui taraude le locuteur francophone (au moins quelques uns parmi 300 millions), parce qu’il est doué et de sentiment et de raison (n’a-t-il pas une forte proportion à aimer souvent le fromage et le bon vin) : qu’appelez-vous prendre vos responsabilités ?

Triste lacune car l’impétrant-candidat-au-pouvoir, à qui on ne la fait pas, répondrait :

« J’appelle prendre ses responsabilités une séquence verbo-nominale semi-figée fondée sur un verbe à haute fréquence et haut potentiel phraséologique : prendre, et mobilisant un concept dont la parenté avec le système judiciaire romain est factice. Sinon, t’as pas un euro pour la machine à café ? »

Contribution qui, nul doute, contribuerait alors tant à l’élévation du niveau de la lexicographie médiatico-politique qu’au financement de cette poule aux œufs d’or des temps modernes : le distributeur automatique de boissons chaudes qui, s’il eût existé sous Louis XVI, aurait financé la guerre d’indépendance américaine, retardé l’endettement de la Couronne et empêché la Révolution et le monde nouveau d’advenir – et avec ce dernier l’expression « prendre ses responsabilités ». Le journaliste, allégé de sa menue monnaie, pourrait alors relancer le débat et proposer une comparaison avec « prendre son pied », « prendre la tête », « prendre la grosse tête » – chacune de ces expressions relevant d’une caractérisation syntaxique un peu distincte.

« Autre syntaxe, autre monde » (Paul Valéry)

Retour au collège ? La Troisième et le latin de la République

Si vous aussi cette répétition ad nauseam vous barbouille, si vous vous dites que des responsabilités, il y en a tellement à prendre partout qu’elles ressemblent à des liquidités insuffisamment taxées, alors peut-être avez-vous remarqué en prenant votre petit-dej, qu’une recherche dans Gallica génère une liste de 3709 occurrences de l’expression « prendre ses responsabilités », dont presque aucune du XIXe siècle, et aucune antérieure. Le locuteur francophone pouffe. Voilà une expression bien jeune, beaucoup plus jeune par exemple que la pratique même du petit déjeuner, qui parait apparaitre (l’expression, non la pratique du petit déjeuner) dans le giron de la vie politique de la Troisième république, et plus particulièrement dans la période 1890-1910 : après la République des Ducs, après les purges, au moment où les Grands corps d’Etat se plaignent de l’amateurisme des élus, et où les gouvernements attendent des parlementaires qu’ils les laissent au moins voter les lois de finance (ça vous rappelle quelque chose ?)1.

Le Matin : derniers télégrammes de la nuit, 31 mai 1899, en ligne sur Gallica.

C’est peu ou prou cent ans plus tôt, que le singulier de responsabilité a pointé son nez : un article du Bély (comme on dit dans le sociolecte des historiens) nous indique que la première occurrence de responsabilité serait repérée en 1783 dans le champ du droit pénal2. Les historiens du fait politique associent l’usage du mot à Jacques Necker3.

Quant aux historiens du for privé, et de l’enfance, ils pourraient certainement nous éclairer sur le moment où l’appel à la responsabilité a concurrencé l’appel à l’obéissance. Hélas, je doute que des sources écrites lacunaires permettent de bien documenter l’irresponsabilité de l’ado pré-révolutionnaire qui, born in the eighties du XVIIIe siècle, refusait déjà honteusement de ranger sa chambre4. Bref, si ce n’est certainement pas la génération Montgolfière qui a découvert la responsabilité, c’est celle qui a découvert le mot responsabilité.

Mais si l’on ne sait pas où responsabilité court (puisque qu’il court partout), sait-on au moins d’où il vient ?

Bien sûr, vil lecteur, si tu as eu toi aussi une jeunesse estudiantine déviante, qui t’a conduit à fréquenter les espaces contemporains de la nouvelle contre-culture, tu as voulu faire le malin et, muni d’un éclair au café, t’es dirigé vers le Du Cange (le Gaffiot du latin tardif, un poil plus snob). Si tu n’assumes pas pleinement ce réflexe antédiluvien, que tu crains qu’il fasse tomber sur toi l’opprobre du marginal ou de l’érudit, alors ta parade est toute trouvée : c’est seulement, diras-tu, parce que le latin et son corpus formataient la culture des Révolutionnaires (responsabilité), et encore celle celle de la classe politique républicaine de la fin du XIXe siècle (prendre ses responsabilités), comme de façon résiduelle celle de nos hommes politiques aux relans tribuniciens, que tu t’es senti obligé de vérifier la lexicographie des choses.

Responsabilis : apte à spondere, c’est-à-dire parler, et parler pour, en justice. La sponsio est une promesse, qui a la gravité de la spondée (le pied à deux syllabes longues de la poésie latine). Le responsor est celui qui spondet à nouveau, celui qui reprend la promesse de quelqu’un, c’est-à-dire sa dette. Être responsable, c’est donc pouvoir, et devoir, répondre, répondre de et répondre pour. Mais à quel sujet ?

Responsabilité, responsabilités : le singulier multiple et les risques du pluriel

La question de la « dette de responsabilité » (alias : problème du libre arbitre) est à la philo ce que le steak tartare est à la cuisine de brasserie : un sujet majeur parmi d’autres sujets majeurs, mais irrémédiablement pris dans une énigme fondamentale et gouteuse, qu’on peut assaisonner de mille manières (câpres, worceister…) mais sans jamais dépasser l’aporie centrale du Jaune d’oeuf : avec ou sans oeuf, le plat, et avec lui le cosmos, sont d’une manière ou d’une autre manière, irrémédiablement différents au-delà de tout compromis. L’homme est soit libre et volontaire (et responsable), soit aliéné, déterminé, entrainé dans une chaine de causalités (et irresponsable). La responsabilité a besoin du libre arbitre, en découle et le produit dans un mouvement circulaire qui s’oppose à la stricte chaîne des causalités nécessaires5.

Mais elle se décline à son tour dans des univers de la vie morale et sociale qui en modifient le sens : la responsabilité pénale, la responsabilité politique, la responsabilité parentale, la responsabilité de l’artiste, la responsabilité de l’expert, la responsabilité administrative, la responsabilité pédagogique, la responsabilité de l’incompétent qui a trop salé les frites et saboté la béarnaise, etc, convoquent des questions et devoirs de réponse différents.

Sont-ce ces acceptions spécialisées qui ont produit le glissement du singulier au pluriel dans le courant du XIXe siècle, pour aboutir à l’irritante injonction à « prendre ses responsabilités » ? Après quelques heures (ce qui est très peu) d’errance dans la documentation, et sans présager de ce que révélerait une étude de sémantique historique sérieuse (avec calcul des cooccurrences dans de vastes corpus, et tutti quanti), je ne pense pas. La chronologie des concomitances suggère qu’il résulte plutôt d’une information du politique par le droit civil, en particulier par le droit des obligations. What kind of business is this ?

Le XIXe siècle a vu s’élaborer, par voie jurisprudentielle, un droit de la responsabilité civile de plus en plus complexe, produisant une typologie de plus en plus nourrie, au-delà de la tripartition classique des responsabilités de la personne, du fait d’autrui et du fait des choses. Parallèlement, le caractère obligatoire des assurances, et donc la socialisation des risques, ont conduit à une dépersonnalisation de la responsabilité civile. Ces deux phénomènes, propres au droit, liés à l’industrialisation de la société et à la généralisation des dispositifs techniques (machines d’usine, logiciels…), conduisent à considérer « les responsabilités », une entité abstraite, une quantité non dénombrable, comme la réalité de référence, avec laquelle il faut composer.

Quelle qu’en soit l’origine, l’expression PSR, figée, produit aujourd’hui d’autant plus d’effets connotatifs qu’elle ne dénote rien de bien précis. L’expression sonne confusément comme « prendre son courage à deux mains », « prendre en main son destin », « se hisser à la hauteur de sa dignité », etc. Mais si l’on « prend ses responsabilités », c’est que celles-ci nous préexistent (il faut qu’elles soient pour qu’on puisse les prendre) et nous sont extérieures, si bien que la dépersonnalisation de l’acte présent (prendre) ou à venir (je saurai prendre) ne dit rien de ce que la responsabilité est, à savoir le fait de devoir répondre d’une dette, ou d’actes ayant causé un dommage. Ce qui nous amène enfin à nous demander ou se trouve la vraie responsabilité politique dans tout ce charabia.

Quel devoir de réponse ? L’irresponsabilité du politique

Probablement nulle part.

Oui, dans le champ politique, l’apparition du vocable responsabilité siècle s’est bien produite au XVIIIe siècle, dans le sillage de l’anglomanie des Lumières. La responsability (1733) désignait en effet dans la monarchie constitutionnelle britannique la cause de la chute du gouvernement, à qui les chambres ont retiré leur confiance. L’Académie française l’ignorait en 1762 (4e édition) mais plus en 1798 (5e édition du Dictionnaire).

La Révolution française fut justement l’occasion d’un débat sur la responsabilité politique. Par exemple, en 1802, sous le Consulat, Jacques Necker s’étonne que les consuls ne soient pas responsables. Ils ne sont, en effet, pas le Roi !

Il est d’une raison parfaite, il est d’une justice évidente de rendre inviolable, dans sa personne, un monarque héréditaire ; car il est à la tête du gouvernement, non par sa volonté, non par son choix, mais pour obéir à la loi de l’état ; mais pour faire jouir la nation des avantages attachés à une continuité de respect envers le rang suprême, continuité dont l’hérédité de la couronne est la plus sûre garantie. Or, si un seul homme la peut donner, cette garantie, un seul par génération, et à la faveur de sa naissance, il n’est pas raisonnable de le soumettre, en échange, aux risques d’une responsabilité sévère. (Dernières vues de politique et de finance, offertes à la Nation française par M. Necker, 1802), in Œuvres complètes…, T.XI, Paris, 1821, pp.62-80)

Bien sûr, même en république, Necker envisage l’hypothèse d’un état d’urgence.

On peut, néanmoins, selon d’anciens exemples, affranchir de cette responsabilité un homme absolument nécessaire à de grandes circonstances, et qu’on appelle, pour un temps, à exercer une dictature souveraine. Il faut alors sortir des conditions communes, et laisser à l’homme dont on a besoin une entière liberté dans sa marche et dans ses actions, liberté qui n’existeroit pas, s’il pouvoit jamais être recherché pour ses erreurs ou pour ses fautes.

Mais il se plaint que la France de Bonaparte tourne le dos à une responsabilisation de ses gouvernants, alors même que le Président des États-Unis, dont le pouvoir est limité par celui des États, dont le mandat ne durait alors que quatre ans (le Premier Consul est nommé pour dix ans en 1799 puis à vie à partir de 1802), est lui responsable.

Beaucoup d’eau, plus d’encre encore, ont coulé depuis. Mais le principe de l’irresponsabilité des parlementaires (art. 26 de la Constitution) et du Président de la République (art. 67), pour ce qui relève de leurs fonctions, est toujours établi, notamment pour les sécuriser dans leur action au service de l’État, et les protéger contre toute forme d’intimidation judiciaire, en provenance de l’administration ou des intérêts privés.

Il est donc particulièrement amusant de voir des hommes et des femmes politiques prendre leurs responsabilités (au pluriel) alors qu’ils n’en ont par définition pas beaucoup. Notons aussi que les même, après un échec électoral venu sanctionner un échec tout court, passent du vocabulaire des obligations à celui de la boutique : il ne s’agit plus de l’acte individuel de prendre ses responsabilités (au pluriel), mais de l’acte collectif de procéder au droit d’inventaire (au singulier). Louche est ce chiasme.

Développement personnel et fumisterie

Louche aussi est le grand succès de l’expression dans un domaine (qui devrait être) tout à fait extérieur à la politique, mais aussi au droit : pour le haut du web (premiers résultats), « prendre ses responsabilités », c’est vraiment très important : voici un site consacré à la peur de l’abandon qui nous informe que PSR rend moins dépendant et plus libre ; voilà un site-poubelle peu édité mais hyper référence, consacré au management, qui souligne que PSR est un combat de tous les jours qui nous oblige à ne pas se chercher d’excuses (bah oui), et nous permet de redéfinir les priorités de notre vie professionnelle et personnelle (dans cet ordre) ; dans une motivational vidéo publiée sur Insta en 2020 et reprise dans des dizaines de montages, Will Smith, un acteur brillant dont la carrière doit quelque chose à celle, antérieure d’Eddie Murphy, PSR requiert de cesser de blâmer les autres et est un acte d’autodéfense émotionnelle. Etc.

Pour en sortir par le haut, délirons un peu

Les expressions les plus creuses laissent toujours un vide autour d’elles. Une membrane formelle qui ne contient rien, n’attire rien, produit en se consumant de la terre brulée. Ces phrases font du mal. Dans l’instant, elles irritent, comme un moustique dont on s’accommode. Dans la durée, elles dégradent la confiance et la communauté.

Faute de pouvoir proposer des syntagmes alternatifs et plus justes (ex : « je suis responsable de cet échec », « je veux me présenter car je suis le meilleur gouvernant en puissance », « que chacun accepte de me rallier, même faut de mieux »), une tiote dose d’absurde peut nous soulager. En la matière, j’appelle chacun à prendre ses facilités. Les miennes sont au nombre de deux.

1.A chaque occurrence de « prendre ses responsabilités », j’entends « prendre une bonne tasse de thé », le décompte des pieds renvoyant à la spondée latine, donc à l’origine du mal. Au vu des élections récentes, je crois qu’il est temps que chacun prenne une bonne tasse de thé.

2.Prosodie à part, quand le langage fait défaut, j’imagine : je puise dans le stock de mes images mentales. Ici, celle de l’armoire normande de Binet s’impose. A moins que du même auteur ne soient à privilégier une autre série

  1. Faut-il le souligner, ce blog étant personnel et sans ambition, il ne s’agit qu’une hypothèse rapide, qu’un travail sérieux de sémantique historique pourrait tout à fait mettre à bas. Je serai heureux de payer à l’auteur de ce travail un café au distributeur de son choix. ↩︎
  2. Lucien Bély, Dictionnaire de l’Ancien régime, Quadrige, 2002, p. ↩︎
  3. Un article très complet. ↩︎
  4. Serait-ce un motif secret des fameuses lettres de cachet, employées par les pères pour embastiller leur turbulent rejeton ? ↩︎
  5. André Sénik, « Déterminisme et liberté : l’interminable débat ? » dans M. Vacquin (dir.), Responsabilité. La condition de notre humanité, Autrement, 1994, p. 34-50. ↩︎

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