La République abîmée : 2017-2024 ou XXIe siècle ?

Capture d’écran de l’iconographie d’un article du Monde, relayé sur mon mur FB avec la mention : « Pour une anthologie de la photographie de communication politique bouffonne » (2018)

Pyromane, amateur, égocentrique narcissique, stratège de pacotille, etc, les qualifications ad personam pleuvent sur Emmanuel Macron depuis l’annonce de la dissolution. Plutôt que de renvoyer à d’éventuels traits de personnalité (même de personnalité politique), n’est-il pas plus intéressant d’inscrire le contexte actuel dans le temps pas si long d’un rapport dégradé à l’institution ?

Il ne s’agit pas de faire un procès simpliste et caricatural de sept ans de pouvoir, comme si l’on pouvait tirer un même trait (de biffure, pour les uns, ou de majesté, pour quelques autres) sur l’ensemble des choix et actions du gouvernement d’un pays. Les appareils auditifs, depuis 2021, se démocratisent. Le confinement a été traversé de façon volontariste. La loi d’orientation des mobilités a consacré le droit à la mobilité pour tous, et ouvert des financements ad hoc aux structures qui le facilitent. Si l’intérêt du pass culture est discuté parmi les professionnels, il a le mérite d’exister. Le droit à l’avortement a été – beau symbole – inscrit dans la constitution. Etc. Qui voudrait dresser un bilan complet des deux mandatures (ce n’est pas dans mes cordes) devrait aussi mettre à l’actif des mesures et des choix appréciables. Ce qui m’intéresse ici, c’est ce qui a été fait à la chose publique, en relation avec une manière de faire de la politique qui caractérise plus encore le début du XXIe siècle que la fin du précédent.

La communication politique, avant la politique, avant l’intérêt public

Primat du naming sur l’identité, et coup de bluff

Le parti, certes morcelé et moribond, qui porte actuellement le nom Les Républicains a changé de nom trois fois en cinquante ans : il a été le RPR en 1976, l’UMP en 2002, puis LR en 2015. Le PS dont le périmètre et le barycentre ont évolué, s’appelle PS depuis le congrès d’Epinay en 1971. Le PCF est le PCF depuis 1920. Le Modem est l’héritier principal de l‘UDF giscardien (1978-2007 : quarante ans). Enfin, le Front national, parti né en 1972 de la réunion des groupuscules d’extrême droite, a changé de nom en 2018.

Par comparaison, ce qu’on appelle communément la « macronie » ou le « parti macroniste » – des expressions d’ailleurs peu contestées par les principaux intéressés – a eu trois noms en seulement sept ans (2016-2023) : En Marche, La République en marche, Renaissance.

Le problème de cette intense activité onomastique est double. D’abord et surtout, elle précède, plutôt qu’elle ne traduit une identité politique. Si l’on est généreux ou optimiste, on dira que c’est cohérent avec la croyance de bonne foi que la politique est morte, qu’il ne reste qu’à gérer la nation comme on gère une boîte, que les citoyens-consommateurs ont besoin d’un renouvellement des marques. Ensuite, elle révèle l’impossibilité pour le mouvement d’un ancrage dans le temps long des corpus, idées et cultures.

Ces trois noms du mouvement ont eux-même été précédés par la dénomination de l’association de préfiguration, dont il ne faut pas oublier le libellé, tant il a incarné explicitement le tour de passe-passe fondateur : Association pour le renouvellement de la vie politique. Pour ma part, ce coup de bluff initial ne m’avait choqué (et inquiété), je l’écrivais en 2017 sur un réseau social, qu’en ceci que deux amis dotés d’une grande culture politique y avaient chu. Je ne comprends toujours pas comment cela a été possible. Qu’on ait pu penser qu’un mouvement dirigé par un ancien membre du secrétariat général de l’Élysée, dont les orientations, discours et thèmes reprenaient classiquement les mots d’ordre d’une droite libérale pro-business (ce qui était et reste à mes yeux loin de représenter le mal absolu), ouverte d’esprit sur les questions de mœurs, puisse incarner quelque chose de disruptif ou de nouveau dans le champ politique restera un objet de recherche pour les historiens du fait religieux et autres sociologues de la crédulité.

Primat du storytelling sur l’action, coup de froid

Il n’est évidemment pas possible d’imputer à la seule « Macronie » la place croissante qu’occupe le storytelling depuis 20 ans dans l’action publique. Cela a commencé avant et s’est répandu au-delà.

Ce roman parodique publié en 1956 est un jalon dans l’histoire de l’emprise de la communication sur la politique (américaine, puis occidentale).

Après des années d’infusion du paradigme, je connais, dans des administrations de l’État ou des collectivités locales, des personnes de bonne volonté qui en toute bonne foi estiment opportun de « mettre en récit » telle ou telle politique publique, tel ou tel projet, tel ou tel problème. C’est à présent ce qu’on nous apprend, dans un discours plus ou moins assumé en proportion inverse de l’assise intellectuelle et culturelle des formateurs. Tous les mantras passent, et connaissent leur heure d’ignominie – celui-là passera. En attendant, outre que les récits qui en découlent ont l’artificialité et la sécheresse de ce qui se crée en laboratoire, les camarades mesurent rarement qu’il est risqué de se faire narrateur quand on est par défaut personnage. Un Maire, de droite ou de gauche, dévoué à son territoire ; un leader politique dépositaire des espoirs (ou hélas de l’amour) de bien des militants ; bien plus plus modestement un directeur d’établissement culturel persuadé d’avoir des choses à apporter ; tous, s’ils se vivent comme les héros d’un récit, même d’un chapitre, doivent avoir à l’esprit qu’ils sont et doivent demeurer les seuls auditeurs des histoires qu’ils se racontent. Faute de quoi la chose publique court un risque.

Il reste que le primat du narratif sur l’action a été porté très haut par les dirigeants des dernières années, à l’exemple des opérations Place nette, critiquées explicitement ou à demi-mot par les forces de police et de justice. Il s’est également accompagné dans le domaine même de la communication politique de choix franchement désastreux.

  • Contribution à la normalisation d’espaces médiatiques structurellement nocifs ou nauséabonds, à l’instar de Touche Pas à Mon Poste, pourtant condamné à plusieurs reprises, et brique du dispositif de propagande d’extrême droite de Bolloré ;
  • Systématisation à outrance des EDL (les anciens mots d’ordre), dont on a vu un exemple récent et assez ridicule dans la défense du projet de fusion des médias de l’audiovisuel public ;
  • Au sein de ces EDL, transversale à tous les sujets, permanence du motif démonétisé ou biaisé de la clarification. « Très clair », « clarifier », « clarification », produisent du bruit, donc de l’illisibilité.
  • Recours inutile à la dramatisation, à l’exemple de la « guerre » contre le COVID, qui démonétise le mot « guerre », alors même que le spectre du conflit militaire se rapproche ;
  • Emprunts de plus en plus nombreux à la sémantique historique de l’extrême droite ;
  • Exploitation de contre-feux, à l’image du prétendu islamo-gauchisme dans les universités françaises, qui a réuni la majorité des instances académiques (et pas seulement les bastions de gauche) contre le ministère de l’enseignement supérieur.

Enfin, la limite entre les deux champs de l’action et de la communication a fini par s’estomper. Récemment, les opérations Place nette étaient des opérations de com assumées. Cela n’est pas nouveau. Ce qui est nouveau, c’est le niveau auquel c’est assumé, tant par les personnels politiques que par les commentateurs eux-même. Ainsi, au début de la pandémie, l’affaire des masques a été traitée comme une erreur de discours, là où le vrai et seul problème était de savoir ce qu’il convenait de faire. On ne parle plus de « problème politique » mais de « séquence ». Etc.

La parole et l’image de l’État atteints : la défiance accrue

Brutalisation

Les années 2000 ont vu l’effondrement de l’espoir pacificateur des Trente Glorieuses et du mythe, sous François Mitterrand, d’une France centriste ayant tourné le dos, selon l’expression consacrée, aux passions révolutionnaires et aux démons réactionnaires. Avec l’explosion des inégalités en dépit du maintien de la crise économique structurelle depuis un demi-siècle, et alors que la transformation climatique inscrit désormais ses effets meurtriers dans le présent des citoyens (et non plus dans le futur alarmé des experts scientifiques et militants écolo des années 70), les antagonismes sociaux, et donc les mouvements de protestation ont fait leur grand retour. Le mythe du ni-droite, ni gauche (exploité lors du tour de passe-passe fondateur, mais utlisé avant Macron d’une part par De Gaulle et Mitterrand, d’autre part, on s’en souvient, dans la communication de Jean-Marie Le Pen) s’accorde mal de cette réalité et ne permet pas de lui offrir les débouchés politiques nécessaires. Les expressions de la colère, dans la rue, ont augmenté, comme dans le reste du monde occidental, et du monde en général.

Or, face aux mouvements sociaux, la France a adopté au XXIe siècle une doctrine du maintien de l’ordre comparativement plus répressive que la norme d’un pays occidental et démocratique, alors même que l’affaiblissement de l’encadrement préventif des protestations par les mouvements organisés (syndicats, partis) et leurs services d’ordre aurait appelé un approfondissement de la désescalade : recours à la nasse systématique, fortement remarqué au moment des manifestations contre la loi El Khomry (2016), recours à la louvoyante typique de la fin du XIXe s., utilisation d’armes proscrites ailleurs (LBD), mobilisation de forces d’intervention face à des manifestations (donc sur des tâches dont elles n’ont pas la compétence), criminalisation et brutalisation a minima disproportionnée des mouvements environnementalistes… Les forces de l’ordre en sortent épuisées, leur image dégradée dans une partie de la population, leur ressource détournée de la lutte contre la criminalité, tandis que leur emploi plus musclé que nécessaire aura par avance été légitimé pour tout gouvernant ultérieur. L’anecdote Benalla, qui a vu un conseiller présidentiel jouer au cowboy dans le Quartier latin peut être revue à cette aune (la nature réelle des relations entre ledit conseiller et le président n’ayant, elle, absolument aucune importance, la vie politique n’étant pas un roman feuilleton).

Face à cette réalité, documentée par les experts, la réaction du pouvoir en place s’est située dans son domaine de confort : la com. Les figures des black blocks (qui, évidemment, existent, et évidemment dans une proportion sans rapport avec le problème, et, évidemment, avec le soupçon d’infiltration par des agitateurs), mais aussi la figure des ploucs (de la campagne, qui ne comprennent rien à rien et font des BBQ sur des rond-points), celle des éco-terroristes, etc, sont venus alimenter craintes et fantasmes, nourrir ce même antagonisme dont le pouvoir nie la réalité, creuser l’écart entre l’institution et plusieurs pans de la population.

L’atteinte aux institutions

Bien qu’il soit d’inspiration bonapartiste, le pouvoir en place a entretenu un rapport de défiance envers les grands corps (administrateurs civils, diplomates…) – ceux-là même qui, incarnant la parole et la continuité de l’État, sont censés nous protéger dans les mois qui viennent, dans l’hypothèse d’un gouvernement technique. La rengaine populiste contre l’aristocratie d’État (qui est pourtant un espace culturel où s’entretient une certaine idée de la chose publique) n’était pourtant pas de nature à réduire la défiance de la population envers la collectivité. Bien sûr, l’antagonisme institutionnel a également visé les élus locaux et les députés.

Il a été beaucoup question du 49-3, dont l’utilisation au cours de la seconde mandature par un gouvernement non appuyé par une majorité absolue, ouvre la porte à des emplois de même type par des gouvernants à venir. Il est vrai que la répétition ad nauseam du motif de l’ingouvernabilité de la France, qui masquait essentiellement d’une part l’incapacité à dépasser une idéologie libérale (dite du « pragmatisme » économique), d’autre part à panser les plaies causées par les manœuvres de la politique tacticienne d’échiquier, a également préparé la voie pour un pouvoir autoritaire à venir. Mais que dire des deux grandes expériences politiques, les deux seules qui auraient peu ou prou pu apporter des éléments de cohérence avec le slogan initial (association pour le renouvellement politique) : la Convention citoyenne pour le climat, le Grand Débat National, qui reproduisent au passage l’opposition bien connue des sociologues et sondeurs du quali et du quanti . La première, mise en place par la troisième assemblée de la République – le Conseil Économique, Social et Environnemental, qui assure la représentation de société civile – à la demande du PM sur décision du PR, a bel et bien été dotée de moyens de fonctionner, mais a vu ses conclusions, parce que non conservatrices, balayées avec condescendance. Quant aux 19899 cahiers de doléance manuscrits, issus des 16500 mairies (rurales, notamment), produits à l’invitation du gouvernement pour donner un canal d’expression au mouvement composite des Gilets Jaunes, heureusement que les Archivistes départementaux les conservent et les numérisent. Quel dommage qu’ils aient été laissés comme un legs pour l’avenir de la recherche : l’avenir aura sans doute été celui des élections législatives de 2024

Dissoudre : destruction créatrice, déluge ou rédemption ?

Les pessimistes et commentateurs psychologisants verront dans la décision de dissoudre – prise et communiquée avant même que les petites mains bénévoles de la démocratie française des bureaux de vote aient achevées leur labeur – une espèce de pyrrhonisme schumpétérien. Allons, les amis, innovons pour voir qui se passe, des centres renaitra forcément un truc chouette qui relancera un cycle (de croissance). Les passionnés de Borgen ou du Baron Noir analysent la chose sous l’angle des paris à venir et coups d’avance, ou des rapports de force passés (les conseillers personnels contre les titulaires des grandes fonctions). Soyons fou : faisons abstraction de l’Histoire, de laquelle nous sommes contemporains et donc peu ou prou acteurs. Alors, même en pure forme, on peut aussi envisager que la décision du Président réalise à haut niveau un principe démocratique, puisque le résultat des élections européennes attaquait la légitimité du pouvoir en place.

Ou bien s’agit-il d’une ultime tentative, comme dans ces épisodes de Star Trek dont les scénaristes ont disparu, de relancer le suspense ? Le storytelling a ses limites mais aussi ses effets, et il y a lieu de craindre que la série « 2017-2024 » aura surtout été ce que certains analystes annonçaient : un préquelle de la série produite par CNews et Europe 1 : 24/26. Le fascisme français II. Consolons-nous : les appareils auditifs ayant été démocratisés, on sera plus nombreux à mater la saison.

Dans l’attente, débranchons les récits. Le vote de barrage n’est ni une question existentielle, ni un climax dans une saga. C’est, dans une enveloppe standard et gratuite, moins lourde qu’une lettre d’amour, un acte simple et raisonnable.

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