Lillers l’hiver : onze images

Commune de 10 000 habitants, appartenant géographiquement à l’Artois agricole, mais située en lisière septentrionale du Bassin minier (les terrils réputés d’Auchel, Marles-les-Mines et Lozinghem sont très proches), Lillers a été une ville bourgeoise assez importante, l’un des deux centres sucriers hérités de la période napoléonienne et une capitale nationale de la production de chaussures. Elle vit aujourd’hui dans l’ombre de la très belle Béthune (25000 habitants) et de la plus morne Bruay-la-Bussière (22000 habitants), et en concurrence avec d’autres villes moyennes comme Aire-sur-la-Lys (10000 habitants). J’y vais régulièrement. Ce genre de paysage en apparence défraichi et fragmenté est propice à l’art de la promenade et du détail.

Le ferrovipathe du passage à niveau.

train; chemin de fer; rail; passage

Jeu de lignes et de tramage, de herses et traverses, de grilles et de rythmes : le passage à niveau est une interruption intermittente. Ouvrir, c’est fermer et fermer, c’est ouvrir. L’ombre portée s’affranchit de toute rectitude, se laisse déformer par l’onde. Je fais la photo et un petit monsieur bedonnant, grisonnant, au sourire hésitant, qui porte casquette et journal sous le bras, me salue : « Pardon, Monsieur, vous êtes un ferrovipathe ? ». Lui l’est, mais, bien sûr, il s’intéresse aux modèles plus anciens.

Le plus graphique des panneaux d’affichage

mur d'affichage

En attente de huit affiches, la marie-louise de peinture dessine un encadrement très graphique. L’alignement hasardeux ajoute du charme au contraste chromatique des mille teintes de gris et du jaune moutarde. Faute d’affiches, hors contexte, gratuite, la beauté du geste s’impose.

Deux scribes sur les colonnes du bourg

piles ; grafitis

Sans doute nés d’une édition récente des Petits Bonheurs – un festival de street art inclusif – un scribe égyptien et un épigraphe plus ou moins médiéval ornent les pieds-droits des arcades bétonnées d’une maison ancienne. Une maison qui fut percée en son rez-de-chaussée pour assurer la continuité piétonne d’un passage entre les deux places Salengro et Jaurès, en bordure – il faut le faire – de la rue du Commerce (route départementale 69).

Trois institutions plus une : une image

Condensé fragmentaire de la petite ville en terres désindustrialisées : à droite, la plus grande église romane au nord de Paris ; à gauche, le café de l’église, au parement de briques, (in)acessible depuis un volant de marches, fermé depuis des lustres : au fond, le relief des anciennes lettres de « téléphones » n’a pas encore complètement passé, mais le bâtiment des PTT, lui, accueille le Centre communal d’action sociale.

L’argentier : un éléphant blanc post-Renaissance

Maison de l'Argentier

De la Maison de l’Argentier, inscrite à l’inventaire supplémentaires des Monuments Historiques, Internet loue les quatre médaillons sculptés, le pignon à redents, les mansardes. La plus vieille maison de Lillers, salopée par des huisseries de plastique, fait l’objet d’un long litige – et d’une interruption de chantier. Le marquage au sol est spectaculaire. Les connaisseurs repèrent, à l’extrême gauche, le début d’une façade classique.

Goupil et la collégiale

« Exclusivement réservé aux locataires », le parking porte beau. Le clocher de la basilique penche artificiellement (paralaxe, paralaxe), derrière une rue parfaitement typique des villes du Nord et ici du Pas-de-Calais : maisons à deux niveaux, alignement horizontal et fractionnement vertical par changement de crépis, ouverture sur court perron droit sur étroitissime trottoir, volets en plastique roulant, cheminées, place PMR dont la fréquence est doublement accrue par la pyramide des âges et le règne persistant de l’automobile.

Lights on Deleflie : l’abbé fait le show

Au cours d’une promenade nocturne dans le hameau d’Ecquedecques, on tombe nez à nez avec l’abbé Constant Deleflie, dont l’épigraphie nous indique qu’il a voulu mourir parmi ses paroissiens (pourquoi pas). La dramaturgie lumineuse a un léger côté m’as-tu-vu, très dans la lignée du revival catholique de la fin du XIXe siècle.

Jaurès et la sucrerie : place urbaine du Nord

Les plus touristiques exceptées (Lille, Arras, voire Cassel), toutes les villes du Nord et du Pas-de-Calais ont en commun un problème : des places trop grandes, proportionnées à leur rayonnement d’avant, condamnées à accueillir en permanence un vaste parking et ponctuellement le Tour de France. Ici, la place Roger Salengro, ancienne place du marché d’hors la ville, héberge une rotisserie en lieu et place de la friterie escomptée. Au fond, dans l’axe de la départementale, la sucrerie de Lillers pointe son nez. Depuis le choc de la fermeture de celle d’Escaudoeuvres (près de Cambrai, 2024), elle est le dernier vestige régional du sucre betteravier, né du blocus anti-napoléonien.

Beauté de la grange reconvertie

Sur les trames boisées de la grange, au-dessus d’un ancien silo à grains, une bâche signale l’importance locale de la poule, au service de l’autosubsistance et de l’évacuation des déchets.

Après la sécu, le curieux projet d’écrire et de compter

Cette ancienne maison de maître – briques et pierre – a été le siège de la sécu. Le curieux projet d’y installer une collection d’objets d’écriture est né il y a quelques années, avec l’acquisition à titre onéreux (400K€) d’une collection particulière. Au regard des standards professionnels, certains signes extérieurs de l’amateurisme et du contre-temps s’accumulent sur ce projet, à l’instar des quatorze fresques qui convoquent une iconographie très Troisième République. Et cela le rend au final assez attirant1.

L’image ce jour-là impossible

A 14h, le bistro condense les attendus du genre. Les publics fatigués par l’ivresse, ceux rivés à l’écran hippique, les jeux d’argent, les tireuses à bière, le patron poli, les chiottes tristes et soignées, la variétoche couvrant les taiseux, les écriteaux à jeux de mots convenus (sur la corrélation du prix du café à la politesse du client), la carte postale des îles, le comptoir propret et désuet. C’est un lieu. Un vrai lieu. Un lieu ancré, identitaire et relationnel2. Mais c’est un lieu semi-ouvert, où les codes et l’habitude conditionnent l’acceptation et le regard neutre. Mon unique café au comptoir est un droit de péage insuffisant pour solliciter la prise de vue. L’image du lieu n’a rien d’impossible, mais demanderait un peu de temps.

  1. Je précise que je n’ai aucune information sur ce projet, autre que celles qu’on trouve distillées sur le web. ↩︎
  2. Selon les trois critères de Marc Augé – https://www.seuil.com/ouvrage/non-lieux-marc-auge/9782020125260 ↩︎

Laisser un commentaire