Affiche film La Rivière (2023). Ni le dossier de presse ni les fiches tech disponibles sur le web ne mentionnent son graphiste. Elle est pourtant belle et dans le vent. Il s’agit de Benoît Bonnemaison, dit Bonnefrite.
« Tranquillement… on va pas sauver la planète aujourd’hui »
Le premier dialogue du film n’apparait qu’au bout de quelques minutes. Et de poser deux lignes de basse. 1.L’effort de tranquillité, en dépit de la nostalgie, de la colère, de l’angoisse, est transversal à l’action, à la caméra, au montage. C’est un film qui, contient, resserre, jusque parfois dans sa lenteur recherchée. A une ou deux exceptions près – l’arasement à la pelleteuse d’un barrage obsolète pour rendre un peu de continuité à une section de cours d’eau ; une virée en hors-bord dans le port de Bayonne – les plans et les séquences sont dépourvus de violence et de vitesse. Cette épure demande un effort au montage et au spectateur. D’autant que le sujet – la mort lente et continue d’un écosystème qui fut celui, nous dit un hydrologue du Parc des Pyrénées (je crois), de « la plus belle rivière d’Europe » – est consternant. 2. Dans les propos de la dizaine d’hommes et de femmes que le film saisit dans cet habitat, la question de la résignation, du sens, de la joie des petites victoires (un retour de truitelles – j’ai découvert le mot truitelle1), du pessimisme qu’il faut afficher ou subvertir, revient. La caméra elle-même, qui filme l’eau plus que toute autre chose, l’eau sous toutes les coutures ou toutes les lumières, si elle s’amuse parfois un peu (et c’est parfois un peu long) des jeux de reflets, de fond, de mousse, de couleurs, de textures, le fait sans complaisance esthétisante. D’abord parce que ce n’est pas si beau. Surtout, car elle ne montre en fin de compte qu’une réalité : l’eau est basse, trop basse.
Portrait amoureux (géographique) d’un bassin-versant
Si le titre du film annonce la couleur, il peut induire en erreur : Dominique Marchais ne se met pas dans les pas d’Elisée Reclus. Il ne s’agit pas ici de faire œuvre didactique. s’il y a beaucoup savoir dans les propos des experts invités, il n’est pas distillé dans le registre d’une vulgarisation scientifique : il affleure comme le témoin d’une passion, d’une vitalité.
Il ne s’agit pas non plus de conférer à tel ou tel gave une personnalité active. Il ne s’agit pas non plus, comme dans des films précédents du réalisateur, de saisir la rivière comme le terrain d’un jeu de forces concurrentes : dans La Rivière, les acteurs de l’épuisement de l’écosystème hydraulique sont régulièrement mentionnés, mais demeurent dans le hors champ, à la manière d’un fatum inaccessible (pouvoirs publics, industriels du maïs, industrie hydroélectrique)2.
Une tentative de développement du titre du film pourrait être : la rivière dans le regard et les caresses de ses amoureux. Ce qui me fascine et m’enthousiasme dans le genre du cinéma documentaire est l’opération nécessaire de transformation de la personne en personnage. Ici elle est limitée. Le dossier de presse du film présente certains (sept) de ces « personnages de la rivière ». Il est bien plus informé et informant sur eux que ne l’est le film lui-même. La place que l’eau y occupe, dans le champ et et dans le temps du film, réduit fortement la dimension biographique des personnages. De chacun d’eux, le spectateur ne connait pas le nom (avant le générique) et de son parcours que des bribes. Mais il voit leurs regards et leurs gestes. C’est la caméra ici qui fixe la dramaturgie : jamais saisis de face (une seule exception), mais toujours de profil, de trois-quart, souvent à la lisière du champ, parfois au second plan ou en plongée, des personnages on voit soudain leurs mains, leurs doigts même, qui dénouent un fil (de pêche), manient un panier, une éprouvette, un instrument de mesure, ramassent un galet, relâchent en deux temps un poisson, extraient péniblement (dans la séquence initiale) des résidus de déchets textiles pris dans les arbustes qui bordent la rivière, retirent de l’oreille interne d’un saumon un otolithe (cette concrétion calcaire qui précipite tout au long de la vie du poisson et garde la trace de ses migrations). C’est une véritable anthropologie du geste qui est ainsi documentée3, du geste bien intentionné.
Les personnages, cela a été dit et redit dans les débats et les articles consacrés au film, n’incluent pas les « adversaires ». L’équipe constituée par Dominique Marchais est composée, selon ses mots, d’ « amoureux de la nature, comme on disait jadis », des écologues professionnels ou amateurs, des pêcheurs passionnés et militants de la sauvegarde des gaves, des étudiants. Tous ont sur la rivière un regard subjectif et inquiet, attaché et protecteur. Ce sont des amoureux. Et c’est ainsi que le film atteint son objectif de dresser un portrait amoureux de la rivière : en filmant ses amoureux4. En iconographie, c’est un vieux truc. S’il n’est pas possible de rendre visible la magnificence de Dieu, il est toujours possible de peindre l’adoration du croyant.
Risques (maîtrisés) de l’exercice : l’épidictique et l’ennui
Le film encourt deux critiques possibles, qui découlent des choix précités. Faute de polémique et de divergences, et dans la mesure où une rivière en déperdition est tout sauf spectaculaire, le spectateur peut trouver le temps long. Les images impromptues, puisées au montage dans le stock (une biche courant dans un champ, un rapace de passage) et quelques changements de décor (le champ de mais d’un agriculteur bio, un refuge de haute de montage, le port de Bayonne) maintiennent l’attention éveillée.
Surtout, on est en droit de se demander à qui s’adresse ce film. Ou plutôt qui, hors de l’audience déjà convaincue par l’urgence, est susceptible d’y adhérer. C’est le problème de l’épidictique. Il est probable que la question soit biaisée. d’abord parce que si le primat de l’épidictique est un désastre civique du XXIe siècle, l’épidictique n’est pas mauvaise en soi. Ainsi, si, pour ma part, je suis convaincu par à peu près tous les axiomes et postulats du film, il reste que mon attitude individuelle de consommateur est encore loin d’être exemplaire. Ce film accélérera-t-il ma propre transition environnementale ? Et, quand je discuterai avec mes copains plus relativistes, me donnera-t-il des outils ? Par ailleurs, ce film est largement un film sur la pêche et le poisson. Se pourrait-il que ces deux objets aient permis au film de toucher un public plus large que celui des communautés militantes ? J’aurais dû poser la question à Dominique Marchais, après la projection. Il reste que j’ai à présent très envie de découvrir sa filmographie.
- Puis, grâce au Trésor de la Langue française : truticole. ↩︎
- Dominique Marchais indique qu’il s’est intéressé au jeu d’acteurs et à la recherche de possibles convergences, qu’il n’y croit plus. ↩︎
- Façon L’amazone et la cuisinière. Anthropologie de la division sexuelle du travail
Paris, Éditions Gallimard, 2014 (posthume). ↩︎ - On pourrait ajouter : transis. Parce qu’ainsi les amoureux transis jouent un rôle transitif : nous amener à travers eux vers l’objet de leur amour. ↩︎


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