Naguère poste de contrôle face aux terres musulmanes, le château d’Alsamora et ses dépendances sont aujourd’hui majoritairement en ruines. Ici ou là, une maison bénéficie d’une belle reprise en main (huisseries neuves et soignées, fleurissement…). Dans quelques années, le hameau a toutes les chances de figurer dans des guides régionaux de sites labellisés. Dans l’attente, le visiter a un goût d’urbex doux. Autour, il n’y a rien. Et c’est bien.
Où la babiole ?
Un peu comme ces étudiants en histoire, à qui on apprend que les lacunes des sources comptent autant que le contenu des sources, nous nous aperçûmes au bout de quelques jours dans la pays de Tremp que nous n’avions croisé aucune boutique de souvenirs. Où la babiole ? Où le merchandising low cost et parfaitement efficace de la relique de voyage ? Les trois librairies de Tremp (dont, il est vrai, une d’ancien) proposent des dizaines de livres en catalan sur la faune et la flore de la région, sa cuisine, ses récits folkloriques, ou encore des cartes détaillées utiles au bivouac, mais ni guide touristique, ni carte postale (à notre grand désarroi). Où les manuels, les recueils des must see, les catalogues de videnda, la prescription des incontournables ? Pas plus.
Évoluer hors du territoire de la babiole procure des avantages à l’humble vacancier. 1.La sécurité, d’abord : celle de le prévenir contre la tentation coupable d’agir en consommateur de tourisme médian, et de céder aux attraits de l’objet (je parle en connaissance de cause : en la seule occurrence d’une exposition frontale à la possibilité moyennant finance d’un T-Shirt souvenir, j’ai craqué, en refoulant dans les replis de ma conscience les larmes acides, et en déclarant en castillan au vendeur aussi soutenant que satisfait : vous savez, je suis touriste, je fais des choses de touriste). Certes, en régime de vie ordinaire, chacun condamne la babiole : sa futilité, ses conditions de production, sa facticité. Mais on est en vacances, et de ces vacances découlent une vacance morale à l’endroit même de la babiole. Pour dire les choses avec la limpidité d’une notice paléontologique catalane, on se trouve par nécessité soumis à une suspension aléthique : à une mise à l’arrêt provisoire, et utile, des catégories du jugement de l’action. Dès lors la babiole d’apparaitre neutre, conforme au lieu et donc acceptable à ses occupants de passage. 2. La sérénité, ensuite : le climat, le paysage demeurent indemnes de vitrines trop criardes, ou plus exactement de vitrines criardes adressant au seul touriste ses cris difformes (alors que pour ma part, j’ai trouvé un immense plaisir à déambuler dans les allées du Bazar del Pirineus de Tremp, qui n’est autre qu’un gigantesque amas de babioles accessibles depuis deux rues, mais fréquenté par les locaux de l’étape). 3. Enfin, la liberté, de réaffecter les recettes vers des dépenses plus utiles, telles que moult charcuteries de pays dans une boucherie où on se réjouit de vous expliquer la girella (en gros, un haggis catalan1) ou des piles auditives deux fois moins chères qu’en France, d’autant plus utiles qu’au profane le catalan sort plus facile à lire qu’à écouter.
Voyage pittoresque dans le Pallars Jussà : la ruine et l’anecdote (2024)
A se promener dans les hameaux d’Alzina, Alsamora, Rivert ou Moror, on s’imagine confortablement assis, il y a deux cent ans, dans quelque cabinet de lecture, pour tourner les pages d’un prestigieux recueil de Voyages pittoresques, dont les gravures mettraient en exergue de belles habitations en ruines sur fond de montagnes scéniques, avec au premier plan l’anecdotique (et typique) groupe d’autochtones se dédiant à une activité traditionnelle ou agricole.
« Ce n’est pas en savants que nous parcourons […], mais en voyageurs […] et avides des nobles souvenirs (…) Ce voyage n’est donc pas un voyage de découvertes ; c’est un voyage d’impressions. Le besoin peut être assez général de jouir
de l’aspect fugitif d’un tableau que le temps va effacer »2
Cette esthétique romantique a eu son âge d’or dans la France de la Restauration (dans une coloration politique de droite réactionnaire), puis s’est à sa manière installée dans le paysage britannique (portée notamment par la sensibilité très libérale du grand socialiste John Ruskin, l’opposant juré à notre Viollet-le-Duc national). Mais ici, elle fait sincèrement « couleur locale » : ces hameaux n’ont connu dan notre XXIe siècle ni les Anglais qui rachetèrent et restaurèrent le Sud-Ouest de la France, ni les Français qui rachetèrent et bétonnèrent la Costa Brava. Si bien que les maisons qui s’effondrent, ou se sont effondrées, n’ont pas l’air de choquer grand monde. C’est beau et c’est calme. L’anecdote, celle qui anime l’image, c’est ici le chat qui pionce, la signalétique vernaculaire bilingue suppliant de ne pas enlever le chien, l’ouvrier qui répare peu à peu sous la chaleur.

Le murier et le panier (de basket)
Dans les susdits hameaux de Rivert, Moror, Alezina ou Alsamora, nulle place centrale avec son église au cœur – l’église, dénivelé et accident du terrain obligent, est souvent déportée -, nul café des sports ou commander une eau gazeuse rondelle avec glace, nulle boulangerie fermée pour cause de congés contre laquelle vitupérer. Ce sont des hameaux, soit des groupes d’habitation, où l’on trouve, donc, des habitants. Donc aussi des paniers de basket pour s’amuser et des muriers pour s’ombrager. Et enfin, pour la beauté du geste, de splendides et fraiches cascades et fontaines.





Le Gran Filiberto
Pour parachever cet effort de pensée (lentement) agissante, et confronter la synchronie du diagnostic territorial partagé à la diachronie de la profondeur historique réinterrogée, nul ne saurait faire l’économie d’un développement consacré au Filiberto. Le problème est de trouver quelque chose à dire sur le Filiberto, s’agissant d’un thème qui avant tout se bouffe. Et sur lequel les ressources en ligne catalanes comme castillanes sont aussi nombreuses que sujettes au duplicate content. En gros, le lien avec le tourisme est que ledit dessert national de l’ancien comté de Pallars (possession toulousaine de la marche carolingienne d’Espagne, puis comté indépendant au sein la Vieille Catalogne, face aux plaines arabo-musulmanes de Lérida, puis composante de la couronne d’Aragon qui put challenger Gênes mais jamais Venise) est ou serait né au XXe siècle dans un grand hôtel qu’on eût attendu dans une intrigue d’Agatha Christie, hôtel dont le chef de partie desserts aurait nommé ledit dessert d’après le chat d’un client nommé Philibert (et dont on ignore complètement si, comme bien des Philibert, il appartenait à la famille de Savoie – un détail factuel qui aurait son importance dans le contexte d’une intrigue d’Agatha Christie). Les amateurs d’histoire de la cuisine verront là une singulière ressemblance avec l’histoire de la pêche Melba, inventée par Escoffier au Savoy Hotel en hommage non à un auguste félin mais seulement à quelque princesse habituée. Franchement, me direz-vous, on s’en balance comme la justice. Est-ce goûteux ? Le fait est que c’est bon bien que sucré. La recette comprend de la glace à la fleur de lait (helado de nata), du yaourt de chèvre (certaines recettes proposent du yaourt essoré à la grecque), du sirop de groseille (d’autres indiquent de la grenadine) et de la chantilly. Non seulement c’est bon bien que sucré, mais c’est beau. Plus que d’autres coupes glacées, le Filiberto tend vers une spectaculaire abstraction lyrique : franc contraste du vermillon sur les nuances de blanc.

Notes :
- Une recherche s’impose sur les concomitances et convergences de l’Ecosse et de la Catalogne : deux régions indépendantistes septentrionales, deux productrices de panses de brebis farcies (la girela catalane, moins poivrée, incluant dans sa farce du riz et du pain), deux lieux du modernisme arts and craft, Charles Rennie Mackintosh étant réputé avoir eu une influence déterminante sur les artistes catalans. Les amateurs de parallélisme des forme, saisis d’effroi, s’écrient : la couronne d’Aragon aurait-elle également généré fantômes et monstres marins ? ↩︎
- Charles Nodier, préface aux Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France, Normandie, 1820 ↩︎


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