Alors que les héritiers du pétainisme sont aux portes du pouvoir (2024 ou 2027), déconstruction de plusieurs arguments qui, alimentant le motif faux de la peste et du choléra, ne résistent pas à l’examen. Sans état d’âme, il faut faire barrage au Front National.
« Je ne peux pas voter pour le NFP parce que LFI est antisémite. »
Cette incapacitation morale, fortement relayée dans l’opinion publique, notamment par des organes de presse classés à droite1, mais aussi le constat d’ambivalences, compromissions et fautes au sein de la gauche radicale ont suscité à gauche des réactions, mises en perspective et éclairages bienvenus de la part d’intellectuels variés2. Les textes et articles de la seconde famille sont globalement plus longs, argumentés, sourcés. Ils aident à récuser le piège du dilemme négatif..

George Arents Collection, The New York Public Library. (1850 – 1959). Between the devil and the deep blue sea. Retrieved from https://digitalcollections.nypl.org/items/510d47e2-dc13-a3d9-e040-e00a18064a99
Situation
Je ne suis pas spécialiste de l’antisémitisme. Je suis historien de formation, consommateur fréquent de travaux en science sociale, entre autres parce que mon travail m’amène prioritairement à chercher à comprendre le monde autour de moi. Issu d’une famille juive, je n’ai souvenir dans ma vie que de deux confrontations explicites à un discours antisémite, dans un contexte où les auteurs comme leurs propos étaient frappés de ridicule. On m’a notamment, en toute bonne foi, demandé un conseil en matière de finance (j’aurais dû – châtiment terrible – accepter). Mais je ne suis pas exposé : je ne porte pas de kipa, je ne fréquente pas de synagogue, ne parle aucune des trois langues juives (yiddish, ladino, hébreu), n’ai jamais cuisiné de gefilte fish (ni n’ai réellement réussi l’épreuve d’en manger). J’ai grandi avec des bribes d’un univers juif qui, avec d’autres briques plus importantes, ont contribué à forger mon imaginaire, mais aussi avec la transmission d’une mémoire (familiale) de la Shoah, ni surinvestie, ni déniée. Parmi les adultes qui entouraient l’univers familial, certains étaient juifs et parmi eux se retrouvaient mille nuances de relation à la judéité, au judaïsme et à Israël, allant du militant associatif héritier de l’antisionisme diasporique au cousin ayant réalisé une alya et servi dans l’armée israélienne, en passant par l’urbaniste idéaliste vécu un an en kibboutz.
Je me souviens que mes parents évitaient d’acheter du « pain poilâne » en raison des rumeurs qui circulaient alors sur un financement du FN par le patron breton du même nom. Or, voici que trente ans plus tard s’est installée un peu partout, et y compris chez des proches, l’idée que LFI, parti antisémite ou allié objectif des antisémites, ne vaut pas tellement mieux que le Rassemblement national. Le piège du dilemme négatif (la peste et le choléra) risque de se refermer, et de les empêcher de voter contre l’arrivée au pouvoir des héritiers lointains et certains du régime de Vichy. C’est à eux que je m’adresse.
C’est peu dire que ce n’est pas simple. Ma manière, à moi, d’affronter une telle question qui met en jeu mon histoire familiale, ma construction intellectuelle, mes valeurs, c’est de me nourrir de lectures, de travailler des opinions argumentées, et de les adresser sur mes terrains de vie. Je ne sais pas toujours faire court.
Point de départ : antisémitisme à gauche ?
Les préjugés contre les juifs, les discours de haine visant les juifs, la porosité entre certaines formes de dénonciation des actes présents ou passés de l’État d’Israël et l’antisémitisme connaissent une recrudescence au sein de la gauche radicale et au sein d’une partie de l’électorat qu’elle vise. Le fait est suffisamment documenté et consensuel pour qu’on parte de là. Encore faut-il s’entendre : dans le registre du discours, quelles sont les formes de l’antisémitisme et… y ai-je été confronté ?
Thèmes et rhétorique
Tout à fait traditionnel, le complotisme antisémite continue d’associer les Juifs au pouvoir, à l’argent et aux médias, etc, association qui seule pourrait expliquer l’intangibilité d’Israël ou de ses partisans. De ce thème ancestral (et initialement occidental), il m’est arrivé quelque fois dans le cadre de conversations d’entendre des échos ridicules, toujours sur le mode de la fausse concessive : je ne dis pas que…, mais il faut reconnaître qu’il y a beaucoup de juifs parmi les journalistes, etc. Un slogan qui dénigre un calamiteux Président de la République, non pas parce qu’il a travaillé dans la finance, mais parce qu’il a travaillé pour la banque Rothschild, participe de cela. Etc.
L’assignation des juifs à répondre de la question israélo-palestinienne consiste à présupposer que les juifs doivent avoir un avis sur cette question3 et sont tenus de s’en justifier ; ainsi, toute personne portant une kipa ou un nom à consonance juive doit prendre parti (au prisme de quoi peut se construire une opposition entre des bons juifs et des mauvais juifs). Heureusement, on ne demande pas à tout Français d’origine tunisienne, de prendre parti ou non pour le président Saïed, dont le racisme d’État (contre les Noirs d’Afrique subsaharienne) est comparable au racisme ignoble de plusieurs ministres israéliens. Il est souhaitable qu’un Français d’origine chinoise puisse vivre sans avoir à répondre du totalitarisme de Pékin ou du génocide ouïghour. Ces deux dernières analogies sont d’ailleurs incomplètes, un juif français n’étant en aucun cas un français d’origine israélienne.
Sauf quand j’y trouvais un degré d’intensité et de violence dans le discours non entendus sur d’autres sujets, j’ai dans ma jeunesse rarement ressenti de l’antisémitisme dans les nombreuses critiques d’Israël. J’ai pu être dubitatif sur la reconnaissance de la négation d’Israël comme un acte antisémite en soi. Aujourd’hui, après avoir pris le sujet dans tous les sens, j’y souscris. Nier Israël, par exemple en utilisant l’expression « État sioniste » (ce qui, littéralement, désigne un « état à l’état de projet ») ou en reprenant le slogan « De la rivière à la mer », c’est adopter la même position que les Légitimistes (1815) à l’égard de la Révolution : la considérer comme nulle et non avenue. C’est là tout autre chose qu’un regard hyper-critique sur les conditions de la création de l’État juif, qui est pratiqué par les historiens israéliens eux-même4.
Plus largement, parce que je suis sensible aux mots et concepts, je pense depuis que le dévoiement anachronique du terme « sioniste » pour désigner une catégorie adverse indéfinissable peut véhiculer de l’antisémitisme. Le sionisme désigne historiquement une pluralité de mouvements protestants puis juifs qui entre le XIXe siècle et la fin de la Seconde guerre mondiale ont milité pour la création d’un foyer national juif quelque part dans le monde, et de préférence en Palestine. Ce foyer a été crée il y a quasi 75 ans. Aussi, quand au XXIe siècle, on désigne à la vindicte les « sionistes », de quoi et surtout de qui parle-t-on ? Des Israéliens ? Des juifs israéliens ? Des colons israéliens et/ou des tenants du Grand Israël ? Des télévangélistes millénaristes protestants qui aux États-Unis soutiennent le Likoud et l’expansionnisme israélien envers et contre la sensibilité d’une majorité des Juifs américains ? De toute personne ayant un lien (familial, par exemple) avec Israël ? de toute personne ne s’engageant pas en faveur de la cause palestinienne ? Des juifs en général, car on présuppose leur soutien même vague à Israël (et non leur indifférence) ? Des suppôts du capitalisme et de l’impérialisme occidental, car Israël en est perçu comme l’emblème ? Dès avant la loi Gayssot, le Sioniste est clairement devenu un avatar possible du Juif – par exemple dans la bouche d’un Dieudonné. C’est ce flou qui rend non seulement faux, mais criminel la reprise des slogans « sionisme fascisme » ou « tous les sionistes sont fascistes », qui, apparus bien avant l’extrême-droitisation de la société israélienne depuis l’assassinat de Y. Rabin (1995) et le gouvernement d’Ariel Sharon (2001), ne correspondent pas aux contours du sionisme historique5. Le problème est qu’en 2024, ils conduisent à traiter de fascistes une catégorie d’individus non définie. Quand je vois un panneau « tous les sionistes sont des fascistes », peut-être s’adresse-t-il à moi ?
Nauséabond est le procédé comparant ou assimilant les crimes de guerre israéliens aux crimes nazis6. Même si elle peut s’analyser comme une lointaine conséquence du fait que la Shoah est devenue à la fin des années 90 l’étalon du mal, cette comparaison, de pure rhétorique, est avant tout fausse et malhonnête à de nombreux titres. C’est pour moi moins l’atteinte à l’image des dirigeants d’extrême droite israélienne qui est insupportable que la minimisation, qui en découle, du projet et de l’idéologie concentrationnaire nazis. Bien plus, la figure n’est pas innocente : sur le motif du bourreau-victime, elle élargit implicitement la culpabilité des Israéliens (ou de l’État d’Israël) à celle plus large des juifs (car les victimes des nazis n’étaient pas des israéliens mais des juifs). On la trouve par exemple chez le caricaturiste Siné, condamné en justice. Les images insupportables des massacres de civils palestiniens auraient pourtant pu appeler d’autres comparaisons à la fois infamantes, dénonciatrices et plus justes : les crimes de guerre à Gaza, où les civils, sans être les cibles premières, sont ignoblement et massivement comptés pour quantité négligeable, évoquent le Vietnam. Plus récemment, l’exploitation de la guerre à des fins de pouvoir personnel pourraient plus facilement déboucher sur une comparaison entre Poutine et Netanyahou – une comparaison encore critiquable sur le fond (à plusieurs titres), mais moins odieuse dans la forme et l’implicite.
Euphémismes, voies de traverse et étincelles
Ce qui rend particulièrement difficile l’évaluation qualitative soit de l’antisémitisme (ou non) des propos portés par certains membres de LFI, soit de l’instrumentalisation malhonnête (ou non) de l’accusation d’antisémitisme par leurs adversaires ou concurrents, c’est le contexte communicationnel dans lequel tout cela s’inscrit.
Considérons le cas de Rima Hassan. J’ai très peu d’affinités pour le style de politique et d’agitation peu ou prou trumpiste qu’elle incarne, avec ses infox et violence permanentes. En revanche, si l’on s’en tient au fameux tweet, dans lequel elle relaie une position du ministère des Affaires étrangères qui demande à la CPI de pas mettre Israël et le Hamas sur le même plan, en commentant laconiquement « à la demande du CRIF », tweet qui a été présenté comme grossièrement complotiste et antisémite, force est de constater que l’accusation parait très rapide. Le CRIF est un lobby, qui s’assume ainsi en transparence, et dont une part importante de l’activité consiste à porter à destination de l’opinion et des pouvoirs publics un discours de solidarité à Israël. S’étonnerait-on qu’un député écolo relaie une position du ministre de l’agriculture contre l’agriculture biologique en tweetant « à la demande de la FNSEA », ou qu’un militant de droite commente une hausse des impôts comme faisant suite « à la demande de la CGT » ?
Le problème n’est pas dans l’énoncé, mais dans la maîtrise du contexte communicationnel par les apparatchiks et pros de la com du parti. La direction de LFI maîtrise parfaitement le fait qu’un énoncé de ce type est, dans l’espace des réseaux sociaux, perçu à bon entendeur comme une étincelle, une consigne ou un facteur de légitimation de discours autrement plus dégueulasses. Dans cet univers de brutalisation et d’amplification des messages, l’ambiguïté la plus sobre est une clarté de second ordre. Ce sont originellement des procédés classiques de l’extrême-droite, qui ont malheureusement percolé dans le reste du spectre depuis quelques années.
Il y a de l’antisémitisme dans le champ social et politique que laboure LFI, dans son sillage, et dans les interstices de sa rhétorique
Il y a donc en certains lieux de LFI de la complaisance, certains diront de la compromission, envers des personnes, des sensibilités, des univers de pensée où s’exprime une détestation des juifs. Le fait est apparu très clairement après l’attentat de l’Hyper Cacher, suscitant des engagements inattendus7. Cette complaisance grave doit être combattue. Il est possible qu’elle concoure un jour à faire tomber une digue (conduisant à terme à un antisémitisme de gauche radicale assumé, complément et continuation de l’antisémitisme réactionnaire de droite, et parent de la xénophobie assumée dans un segment de plus en plus large de la droite), et il est possible qu’elle aggrave la forte recrudescence actuelle des actes antisémites. Dans le premier cas, cela n’a pas encore eu lieu (ce dont conviennent même les relais d’opinion cités plus hauts, peut-être de peur de perdre des procès en diffamation). Dans le second cas, il faudra le prouver. Que JLM ait commis des fautes politiques et morales majeures dès 2014, par exemple en ne se prononçant pas clairement contre les propos « morts aux juifs » lors de manifestations qu’il cautionnait, est certain. Qu’une espèce de guerre personnelle avec un CRIF fortement droitisé depuis la présidence de Roger Cukierman (2001), qui pose les prémisses d’un rapprochement avec le RN, soit venu ternir le jugement de celui qui, alors ministre (2000), avait prononcé à Massy un discours puissant sur la Rafle du Vel d’Hiv après un attentat contre la synagogue, soit.
Que l’idée que la fin justifie les moyens, que des fantasmes tactiques, que le primat communicationnel et un rapport juvénile à la provocation, qu’une vision des relations internationales systémique et manichéenne, qu’une posture obsidionale précipitant le désaccord dans l’inimitié, qu’une esthétique martiale de conquête du pouvoir puissent conduire, en contradiction totale avec des corpus de valeurs mobilisés par ailleurs, à ménager des sensibilités abjectes, soit par une sorte de commisération sociale qui ne s’avoue pas (et croit se sublimer dans des esthétiques militantes communes8), soit par crainte de s’aliéner des groupes sociaux (la dernière génération des descendants de l’immigration maghrébine ghettoïsée) dont on veut assurer à la fois la défense des droits (ce qui est bien) et la repolitisation (ce qui est très bien), c’est-à-dire la réintégration dans le corps politique de la République, il est clair que tout cela pose un grave problème de cohérence politique. Ces signaux mous, cette « drague » de mauvais aloi, il faut les dénoncer, les combattre, à l’intérieur d’un débat politique de gauche, et renvoyer tout ce qui peut l’être au ridicule, et le reste au coupable.
Et pourtant, dans le cadre du choix qui est posé dans la présente élection, ces considérations ne suffisent pas à discréditer ou empêcher un vote pour le NFP, dès le premier tour si son programme nous convainc, ou au second tour dans un vote de barrage. En effet,
- il est absolument impossible de mettre l’antisémitisme de gauche au niveau de celui de la droite (échelles de certitude, gravité, et profondeur historique)
- il est absolument impossible de mettre l’antisémitisme de gauche au niveau plus général des préjugés haineux de l’extrême droite (antisémitisme, racisme, islamophobie, xénophobie)
- il n’est pas possible d’ignorer que les ambiguïtés et ambivalences coupables énoncées plus haut trouvent, depuis longtemps, leur miroir et aimant dans l’instrumentalisation de l’antisémitisme pour disqualifier les critiques portées contre les gouvernements israéliens
- le programme commun du Nouveau Front Populaire est sur ce point clair (et à mon avis satisfaisant).
Amorce de documentation comparée.
1.Communications officielles. Une recherche comparée du terme « antisémitisme » sur les sites du FN et de LFI est instructive. Sur le site du parti traditionnel d’extrême-droite, la recherche ne donne que deux résultats, correspondant à une tribune libre de l’eurodéputé RN Jean-Paul Garraud intitulée « L’Union européenne abandonne les chrétiens » précédé par un communiqué sur le même thème d’une autre eurodéputée, Annika Bruna. Dans les deux cas, il s’agit de réclamer la création au sein de l’UE d’instances de lutte contre la christianophobie, au même titre qu’il y en a pour lutter contre l’antisémitisme et l’islamophobie. Sur le site de LFI, en revanche, on trouve plusieurs communiqués, qui comprennent des énoncés clairs, par exemple pour dénoncer les slogans antisémites dans des manifestations contre le pass sanitaire ou pour dénoncer l’attaque antisémite contre un avion atterri au Daguestan en provenance de Tel Aviv. Il n’est pas possible de les renvoyer dos à dos.
2. Les personnels politiques. En dépit de ses prétentions affichées au renouvellement idéologique, le personnel politique du Front national (par exemple celui qui a accédé au Parlement au cours de la vague de 2022) entretient avec la parti raciste et antisémite traditionnel des années 90 un haut degré de continuité. Jordan Bardella lui-même indiquait il y a peu que, selon lui, Jean-Marie Le Pen, condamné six fois, n’était pas antisémite (il s’est rétracté par la suite). C’est pourquoi la complaisance à l’égard du FN de certaines personnalités juives (prenant la parole en tant que tel), en raison d’une peur commune du monde arabo-musulman (qu’il faut distinguer de l’attachement nécessaire à la laïcité) est autrement plus insupportable que de soutenir une alliance de gauche dont l’une des composantes n’est pas irréprochable. Il y a quarante ans, quand Jo Goldenberg, victime de l’attentat de la rue des Rosiers (1982), avait dit éprouver de la sympathie pour le FN, cela avait provoqué un tollé dans la communauté juive et concouru au déclin de son restaurant. Depuis, l’alignement des extrêmes droites occidentales (Netanyahou, Viktor Orban, Giorga Meloni, Donald Trump…) a pris le dessus9.
Le 12 novembre, après le massacre terroriste du 7 octobre, quand le FN a été accueilli dans une manifestation contre l’antisémitisme, dans un effet de banalisation historiquement odieux et honteux qui m’a fait exclure d’y participer, j’ai connu (peut-être) pour la première fois une émotion en relation avec la part juive de mon identité : quelque chose comme de la gratitude envers le Golem, qui sauvait l’honneur.
Du côté du Nouveau Front Populaire, il est important de souligner que 1/ LFI n’en constitue qu’un pôle, 2/ les personnalités médiatiques de LFI qui ont volontairement crée le buzz autour de propos antisémites ou invitant à une interprétation antisémite sont finalement (à ce jour, en tout cas) assez peu nombreuses, sans qu’on puisse (sans que je puisse) bien évaluer leur poids au sein du parti (la seule ligne identifiable dans ce parti autoritaire étant malheureusement celle de son chef).
3. Je suis très sensible à, et consterné par une construction narrative implicite, qui concourt puissamment à l’installation du dilemme négatif (ni la peste, ni le choléra) : la mise en miroir des deux leaders, pour opposer d’un côté le parcours présenté comme plutôt vertueux d’une Marine Le Pen, dont on se dit qu’elle n’est assurément pas antisémite (ou pas vraiment antisémite), alors qu’elle a, la pauvre enfant, certainement baigné dedans et qu’elle est encore bien mal entourée, et d’un autre côté un Mélenchon qu’on se représente comme probablement antisémite (ou en tout pas clair sur le sujet), alors qu’il est historien et que – facteur aggravant – nul ne doute de sa stature intellectuelle (tout en reconnaissant que tout le monde n’est pas antisémite à LFI). Dans ce tableau dynamique et factice, la première a ainsi le mérite, sinon les honneurs, d’avoir rompu avec une tradition mortifère ; le second l’opprobre d’avoir trahi une tradition d’excellence républicaine.
Arrêtons les frais.
En dépit de la sémantique médiatique10, nous ne vivons pas dans un récit (ni dans un roman, ni dans une série) mais agissons dans notre temps. Dans un feuilleton, les personnages sont guidés par des ressorts psychologiques suggérés par le narrateur. Nous ne vivons pas pour un narrateur. Sauf à les connaître intimement, la personnalité des candidats nous est et sera toujours inaccessible. Dans le meilleur des cas, ce que nous pouvons en percevoir est un savoir-être en condition publique. Surtout, la politique met en jeu des rapports de force, des contextes, des traditions, des courants de pensée et des doctrines d’action qui sont irréductibles au talent à ou la sensibilité d’une personne. Ainsi, que Madame Le Pen soit en for intérieur antisémite ou non n’a guère d’importance, et c’est tant mieux car nous n’avons aucun moyen de le savoir. En revanche, elle est à la tête d’un mouvement au sein et autour duquel évoluent le GUD ou ses succédanés, les Soraliens, la mouvance réactionnaire issue de La Manif pour tous, la fachosphère proche de Dieudonné, des services d’ordre présentant des affinités néonazies, etc.
Responsabilités partagées ?
Je le redis, je ne suis pas spécialiste de l’antisémitisme – un phénomène dont lectures et conversations pointent des causes nombreuses 11. Ce qui m’importe ici, au moment de savoir si je peux voter sans état d’âme pour le NFP, c’est de comprendre le sens et les limites de la porosité antisémite au sein de la gauche radicale.
Jouer avec le feu, jouer avec le sens : dans le soutien à Israël, une dialectique souvent malhonnête depuis un quart de siècle
Le glissement de l’antisionisme à l’antisémitisme est un des moteurs du revival antisémite actuel. Il s’est produit dans trois espaces :
- dans une partie de la gauche radicale tiers-mondiste des années 70, lorsque d’anciens stéréotypes issus de la judéophobie chrétienne ont été recyclés dans l’anti-capitalisme (sur le pouvoir, l’argent, la cupidité…) entretenus par l’URSS ;
- de façon plus significative, lorsque les pouvoirs autoritaires arabes, d’abord panarabes puis islamistes, ont trouvé en Israël une bête noire, emblème utile du colonialisme occidental, exutoire commode pour la colère des peuples qu’ils guidaient ou opprimaient, et ont alors importé le corpus antisémite occidental qui y était jusqu’alors très marginalement connu12 (avant de le réexporter) ;
- Mais le troisième espace est celui des institutions juives de soutien à Israël. A déceler trop systématiquement de l’antisémitisme dans les prises de position contre Israël, on entretient et produit ce même confusionnisme qu’on devrait combattre.
De nombreuses figures intellectuelles juives françaises ont subi l’opprobre adossée à l’image, née dans les années 30 et depuis utilisée à tort et à travers, du « juif antisémite » (du juif qui a honte d’être juif). Adolescent, j’ai entendu des proches dire de bonne foi que Le Monde était hostile à Israël et produisait des articles biaisés – ce qui aujourd’hui m’amuse, mais aussi m’intéresse. Il y eut au début des années 2000 l’affaire Alfred Grosser, démissionnaire du conseil de surveillance de l’Express, etc. Très inquiétant a été l’alignement somme toute assez récent du mouvement politique dominant (la droite classique pro-business, en l’occurrence LREM/ Renaissance) sur cette posture, sur la ligne de droite dure israélienne, toute alternative critique risquant d’être taxée d’antisémite. Ainsi, la proposition d’Emmanuel Macron, en 2019, de reconnaître dans la loi que l’antisionisme est antisémite est dans le meilleur des cas une bêtise désastreuse (ne serait-ce que parce qu’il n’est pas possible de donner une définition limitative de l’antisionisme), et dans le pire des cas un miroir et corollaire des compromissions actuelles de LFI. Cette déclaration est d’autant plus grave qu’elle suit d’un an la Loi-Israel, combattue par toute la gauche israélienne, qui semblait avoir été rédigée pour donner raison aux détracteurs de l’apartheid israélien… Le sociologue Michel Wievorka écrivait déjà en 2017, que
« oui on dérape constamment en France dès qu’il est question de l’Islam, des musulmans et des juifs. Oui une violence verbale particulièrement menaçante peut s’exercer en France sur quiconque s’autorise à critiquer la politique de l’État hébreu. Oui des acteurs engagés intellectuels, militants, responsables institutionnels juifs, préfèrent la disqualification de l’adversaire politique au débat argumenté, l’invective et la mise en accusation à tout effort pour écouter ou lire honnêtement ceux qui ne pensent pas comme eux et qui ne sont pas pour autant d’horribles racistes. » (Michel Wievorka, préface à Pascal Boniface, L’antisémite, 2017, p. 10)
Étudiant au début des années 2000, j’étais tiraillé entre d’un côté un petit nombre d’amis militants dont l’engagement pro-palestinien me semblait trop obsessionnel et manichéen, et d’un autre mon incompréhension, et à vrai dire ma gêne, devant des soupçons d’antisémitisme portés trop rapidement sur des discours ou des personnes qui me semblaient en tout point éloignés de ce type de haine. J’étais également gêné, et le suis toujours par une faible capacité à affirmer une empathie envers le sort des Palestiniens, notamment de Gaza (qui vivent dans le territoire le plus dense du monde, autrement dit dans un ghetto) et l’incapacité à dénoncer haut et fort les actes politiques israéliens qui devraient l’être, non pas parce qu’israéliens, encore moins parce que juifs, mais parce que servant une politique d’extrême droite.
Je n’avais pas à l’esprit – et n’ai compris que récemment – que l’appropriation générale de la mémoire de la Shoah dans l’opinion et l’action publiques française était un phénomène en réalité assez récent (les années 80/90), trop récent sans doute pour que la génération de ceux qui avaient vu Shoah au cinéma (1985), suivi le procès de Klaus Barbie, vu ses enfants lire Anne Franck à l’école, en même temps que les boutiques bouquinistes s’emplissaient des livres négationnistes de Robert Faurisson, etc, ne voie pas avec inquiétude un détournement de l’attention vers d’autres traumatismes, par définition incomparables et incommensurables, mais paraissant aussi plus éloignés de notre histoire nationale française. C’était le moment où, selon l’expression de Nicole Lapierre, le génocide juif s’est imposé comme « l’étalon du mal absolu ».
Et à la défaveur de cette inquiétude a pu être euphémisé un fait saillant : dans la France de l’an 2000 (celle où j’ai étudié), et dans celle de 2024 (qui s’apprête à être gouvernée à son tour par l’extrême droite), être juif expose à des risques, discriminations, inégalités d’accès aux droits, déterminismes sociaux et géographiques moindres qu’être maghrébin ou noir. C’est aussi empiriquement manifeste que la résurgence récente de l’antisémitisme violent, et de ses faits divers ignobles. Cette euphémisation, la difficulté à dire les choses aussi simplement, sans les assortir de modalisations contextuelles (en partie les même, d’ailleurs, que celles qu’on adressait aux juifs du premier XXe siècle : ils ne veulent pas s’intégrer, etc) n’ont certainement pas aidé, dans des milieux concernés par le racisme, la xénophobie ou l’islamophobie, à prendre la juste mesure de l’antisémitisme. De la même manière qu’on aimerait entendre un discours très fort de l’ensemble de la gauche radicale sur l’antisémitisme (discours qui reste fort mais qui souffre d’une contre-mélodie), on aimerait entendre un discours très fort des institutions juives sur l’islamophobie – aucun des deux n’est incompatible avec un discours sur la laïcité.
Gare à l’anathème !
En passant du soupçon (légitime) à une dénonciation répétée qui soit fait l’économie de l’argumentation, soit renverse la charge de la preuve, un certain nombre de personnalités publiques et de titres de la presse d’opinion glissent de l’accusation à l’anathème. Ce faisant ils agissent en miroir de la condamnation à tout-va du « racisme structurel » par des groupuscules ultra-minoritaires (tout au plus des minorités agissantes) tels que le PIR, pour qui sont racistes ceux qui ne sont pas d’accord avec eux (avec leur construction systémique du monde au prisme du fait colonial), groupuscules dont ils augmentent involontairement (?) l’aura. Traiter de raciste un gentil social démocrate pétri de bons sentiments et d’idées solides qui, sans refuser de s’y intéresser et d’y trouver des éléments pertinents, refuse de souscrire pleinement et sans réserve au prisme post-colonial (comme moi) ; traiter d’antisémite un militant horrifié par les conditions de vie des Palestiniens et l’injustice de l’expulsion de masse de 1947, et qui trouve dans cette cause un espace pour exprimer son désir de voir s’installer d’autres rapports de force entre le Nord et le Sud (et peut-être entre les centre-villes et les banlieues pourries), et qui pour cela refuse d’entrer dans des considérations éthiques ou historiques suffisamment exigeantes ; traiter de fasciste des bourgeois convaincus que l’entreprise est le principal espace du progrès (et qui estiment, faute d’un référentiel solide et sans en mesurer le ridicule, que tout ce qui sort de ce schème contraignant est de « l’idéologie »), tout cela relève de l’anathème : une condamnation sans argumentation, à forte valeur performative, à effet d’exclusion de la communauté des locuteurs.
Or, sans renier un mot de ce qui a été dit plus haut, il me semble certain que le caractère répétitif, inégalement étayé et généralisateur des accusations d’antisémitisme à l’égard de LFI relève effectivement d’un anathème. Que cette pratique soit par ailleurs largement répandue à LFI, en interne et dans la relation à l’extérieur, ne le justifie en aucun cas.
Clarté
Ce qu’il faut retenir de tout cela, c’est un besoin de clarté. Or on est en droit de penser que le programme du Nouveau Front Populaire, qui engage les alliés qui le composent, est clair :
« L’antisémitisme a une histoire tragique dans notre pays qui ne doit pas se répéter. Tous ceux qui propagent la haine des juifs doivent être combattus. Nous proposerons un plan interministériel pour analyser, prévenir et lutter contre l’antisémitisme en France, notamment à l’école et contre ses effets sur la vie des populations qui le subissent. Une autre haine cible particulièrement les musulmans ou les personnes assimilées à cette religion. Elle découle notamment de l’omniprésence des discours islamophobes dans certains médias, de presse écrite ou audiovisuelle. Nous proposerons un plan interministériel pour analyser, prévenir et lutter contre l’islamophobie en France, et contre ses effets sur ceux qui la subissent. »
Certains diront, certains m’ont dit que le problème n’est pas là, le problème ce que « je ne peux pas voter pour eux parce que je ne peux pas leur faire confiance ». C’est l’argument suivant. A suivre, donc. Car il faut avant tout faire barrage.
- Nombreux éditos dans Le Point, L’Opinion, Le Figaro, BFM, et bien sûr dans les nouveaux espaces médiatiques de masse de l’extrême-droite, avec CNews ou le duo de propagande Cyril Hanounah / Pascal Praud ↩︎
- Le sociologue Michel Wievorka, les historiens Robert Hirsch et Marie-Anne Matard-Bonucci, l’avocat engagé Arié Alimi (membre fondateur du Golem, auteur d’un court essai personnel Juif, français, de gauche… dans le désordre) dans une tribune cosignée avec l’historien Vincent Lemire, les journalistes Fabien Escalona et Lénaïg Bredoux (« Antisémitisme : les fautes de Mélanchon« ), Edwy Plenel avec un très complet appel à « Combattre l’antisémitisme », ou encore le rédacteur en chef de Marianne, Hadrien Mathoux, qui dans un long article assez balancé pointe, sur ce sujet, à la fois les importantes ambivalences, zones d’ombre et relations troubles de LFI et le caractère instrumental et caricatural de plusieurs des accusations portées contre le mouvement. ↩︎
- Le procédé est une version particulière et violence de ce que Bourdieu appelait dans un célèbre article que je faisais lire à des étudiants : ‘l’effet d’imposition de la problématique ». ↩︎
- Que des Palestiniens estiment que l’ONU n’avait pas le droit de créer Israël en 1947, c’est compréhensible. Qu’un militant occidental pour les droits des Palestiniens pense et dise que la création d’Israël fut fondée sur un crime originel (l’expulsion de centaines de milliers d’habitants), à condition a minima de le resituer dans son contexte et sa complexité, cela ne pose pas de problème (d’antisémitisme). Mais aujourd’hui, épouser le discours de la négation du fait c’est 1/ considérer que l’inexistence absolue de ce qui existe pourtant serait une bonne chose – ce qui ouvre à la destruction d’une population dont l’une des caractéristiques principales et majoritaires est la judéité, caractéristique qui ne se trouve en proportion équivalente dans aucun autre état au monde, si bien que par enchainement, on aboutit à une proposition qui porte sur la destruction de plus de 40% de la population juive mondiale et à la négation de son droit à l’autodétermination; 2/ épouser sans nuance les lignes des discours des puissances ennemies d’Israël, généralement des États autocratiques et tyranniques, parfois fondamentalistes, qui font très peu la différence entre Israéliens et juifs, et qui instrumentalisent la haine d’Israël et/ou des juifs comme un exutoire ou un écran de fumée. ↩︎
- Ce qu’indique l’historien de gauche Zeev Sternhell, historien qui s’est par ailleurs depuis longtemps attaché à déconstruire certaines mythes positifs de la naissance d’Israël (le mythe d’un état socialiste utopique) et qui n’hésitait pas en 2018 à dénoncer la montée dans ce pays d’un « racisme proche du nazisme à ses débuts » ↩︎
- Pour autant, je désapprouve complètement le licenciement pour faute de Guillaume Meurice. Ce dernier agit en effet dans un espace qui, sans constituer une zone de non droit, déroge et doit déroger à l’interprétation ordinaire des règles : la caricature. Sa blague sur sur le nazi sans prépuce était stupide. Elle aurait dû être combattue sur son terrain, sans tomber dans le pièce de la censure. ↩︎
- Je trouve franchement bluffant celui d’un Jonas Cardo, que j’aimerais rencontrer un jour : électricien, militant au NPA, il a obtenu sur le tard d’un DU « Lutte contre le racisme et l’antisémitisme » dans l’objectif d’élaborer avec quelques autres un plan de prévention de l’antisémitisme à destination des militants révolutionnaires. ↩︎
- Esthétiques militantes pourtant hétérogènes. Les cortèges LFI s’ornent de drapeaux palestiniens dans des marches contre l’extrême droite, mais pas dans les gay pride. Et pour cause, il est tout à fait possible de militer à la fois pour les droits des minorités sexuelles et pour les droits des Palestiniens, mais pas de militer pour les droits des minorités sexuelles et de ménager le Hamas, qui à l’instar de la majorité des pouvoirs islamistes, et contrairement à Israël, criminalisent les premières. Il n’y pas d’ironie ici : le monde est complexe, les causes le sont. ↩︎
- Ironie ou confusion suprême, quand le fils du premier ministre israélien apporte un soutien à l’AFD. ↩︎
- Il faudra écrire un jour sur l’usage ad nauseam du mot « séquence » par les journalistes et par le personnel politique) ↩︎
- Communautarisme séparatiste résultant des politiques urbaines passées et alimenté par du soft ou moins soft power étranger, revival religieux (pas uniquement musulman), crise de l’école, biais de haine des réseaux sociaux, vitalité des préjugés anciens au sein des nouveaux complotismes, résurgence et décomplexion des mouvements identitaires d’extrême droite, etc ↩︎
- L’importation par Nasser du Protocole des sages de Sion, en 1958, est déterminante. Ce faux, pur produit de l’antisémitisme occidental du XIXe siècle, est présent dans la charte de fondation du Hamas (1988). ↩︎

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